Sacha

01/06/2022

Dans le petit bureau, le tic-tac de l'horloge remplit tout l'espace. Il résonne dans les oreilles de Sacha qui compte les secondes.

Si elle s'imagine que je vais lui raconter ma vie, elle se trompe !

Des psys j'en ai déjà vus, je les connais.

Ça ne va rien changer. Ça peut même se retourner contre moi.

Quand je pense à celui qui s'était permis d'aller parler à mon père. L'enfoiré ! Après j'ai vécu des semaines horribles, de sa faute !

Je hais ce surveillant qui m'a coincé pendant que je m'expliquais avec Dylan. On ne se battait même pas, juste quelques coups de lattes sur les jambes, ça n'a jamais tué personne !

Mais forcément, comme c'était moi, il a fallu qu'il m'amène chez le dirlo. Si ça avait été quelqu'un d'autre on lui aurait juste dit de se calmer. Mais moi ... Ils me détestent tous.

Qu'est-ce qu'elle fait ? Je l'entends bouger mais je n'ose pas la regarder. Si je croise son regard elle va croire que j'établis un lien et elle le notera dans son foutu dossier.

Allez, je tente ... un rapide coup d'œil.

Elle range son armoire ! Non mais je rêve ! Et moi alors ? Elle est là pour moi ou pas ? A quoi elle joue ?

Sacha baisse à nouveau les yeux et son regard se perd dans les veines du bois de la table. Il suit le chemin, remarque une petite plume coincée dans une entaille. Puis il relève lentement la tête, prêt à la détourner si elle l'observe.

J'en ai vraiment marre. Maintenant elle lit. C'est quoi son truc ? Elle dira au dirlo que je n'ai pas voulu parler, qu'elle a fait tout ce qu'elle a pu, puis elle sera payée ? Elle est gonflée.

- Bonsoir Sacha.

Oh m... ! Elle a parlé ! Elle m'a fait sursauter. Je lui réponds ou pas ? Je la regarde ou pas ?

Bon, je la regarde mais je ne dis rien. Je verrai bien ce que ça donne.

Elle n'a pas l'air fâchée. Ni énervée. Elle lit en souriant. C'est quoi son livre ? « Le Petit Prince » ... Connais pas. Vu le dessin sur la couverture, c'est un truc pour enfants.

- Veux-tu que je lise tout haut ?

Elle a dit ça sans quitter son livre des yeux. Comment elle fait pour savoir ce que je regarde ?

C'est son truc pour m'amadouer ? Elle va voir si je plie. Je ne lui dirai pas un mot. Jamais.

Le bruit des feuilles qui se tournent se mêlent à la chanson de l'horloge. Sacha retient un soupir.

C'est vachement long....

Il voit apparaître quelque chose dans son champ de vision. Il se recule un peu pour mieux voir. Il est si près de la table que tout est flou.

C'est quoi ça ? Elle a mis devant moi une feuille avec un dessin et des crayons de couleur. Elle me fait rire, elle croit que je suis en maternelle ou quoi ? Colorier ? Et puis quoi encore ?

Il observe la feuille et voit une forme remplie de volutes.

Et puis c'est quoi ce dessin ? Un rond avec plein de trucs à l'intérieur. On dirait des armes qui se croisent avec des feuilles partout autour. Les armes j'aime ça. Mon père en a. Des couteaux. Et une vieille carabine. Un jour je l'ai prise pour essayer mais elle ne va plus. Je l'ai rangée à sa place avant qu'il ne rentre à la maison. Valait mieux sinon il m'aurait tué. Ce soir-là il est rentré avec le nez cassé. Un accident de chantier, qu'il avait dit. Moi je sais qu'il s'était battu. Il ne sait faire que ça, se battre, avec tout le monde.

- A demain Sacha.

Elle a dit ça doucement, puis s'est levée pour m'ouvrir la porte. Bon, j'y vais.

Sacha quitte sa chaise et se dirige vers la porte.

Elle porte une robe et des baskets banches, ça lui va bien.

Il ne répond pas, fait juste un léger signe de la tête.

J'ai vu qu'elle a souri. J'ai sûrement eu l'air idiot.

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- Bonjour Sacha, assieds-toi.

Le bureau est un peu plus clair aujourd'hui, le soleil pénètre par une fenêtre à croisillon. Le rideau a été poussé sur le côté pour laisser pénétrer toute la lumière. Sacha survole la pièce du regard en s'asseyant puis la regarde un bref instant avant de se prostrer, le corps courbé sur la chaise, comme le premier jour.

Elle a toujours sa robe blanche. Et son sourire. Elle ne ressemble pas aux autres psys. Eux ils me posaient des tas de questions. Pourquoi es-tu violent, pourquoi te bas-tu, pourquoi es-tu agressif, que dit ton père, es-tu comme ça à la maison... Ça n'en finissait pas. Avec elle, c'est calme. Je ne vois pas à quoi ça sert mais au moins c'est calme.

Il hésite.

Elle a à nouveau posé le dessin et les crayons devant moi. Faudrait que je lui dise que je ne vais pas colorier, que je ne suis plus un bébé.

Mais non, je ne peux pas, j'ai promis de ne pas parler, je ne parlerai pas.

- Je m'appelle Jeanne. Je ne suis pas psychologue.

D'étonnement, il se redresse et la fixe.

Hein ? Pas psy ? Mais alors c'est qui ? Il n'y a rien sur le bureau qui m'explique qui elle est. Qu'est-ce que c'est que ce truc ?

- Je suis conseillère. Je suis là pour toi, je t'écouterai si tu veux me parler. Je ne dirai rien ni au directeur, ni aux professeurs, ni aux éducateurs. C'est entre toi et moi et c'est toi qui choisis de parler ou pas. Je n'ai pas de question à te poser. Si tu as envie d'avoir mon avis ou que je me contente d'écouter lorsque tu parleras, je ferai comme tu veux. »

C'est trop beau pour être vrai. Je ne la connais pas, je ne sais pas si je peux lui faire confiance.

Il ne remarque pas que Jeanne sourit lorsqu'il secoue la tête.

Non, je ne prends pas le risque, j'ai déjà eu assez d'ennuis. Après la séance, elle en aura marre et ne voudra plus me voir, ça va être vite réglé.

Le visage tendu, il fixe la table et ne bouge plus. Elle reprend son livre et tourne les pages doucement.

- A demain Sacha.

Elle a prononcé ces mots avant même de se lever. Elle attend 5 secondes puis va ouvrir la porte.

Flute ! Elle veut que ça continue ! Je passe devant elle sans broncher, ça va peut-être la décourager.

Elle lui sourit toujours lorsqu'il quitte la pièce.

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- Bonjour Sacha.

Il voit son sourire et a envie spontanément de lui répondre, mais son ébauche de sourire se change en grimace.

Quelle vie a-t-elle pour avoir toujours ce sourire ? C'est dingue les gens comme ça. Ils ne voient pas la réalité ou quoi ? La vie c'est pénible, il y a des gens qui nous agressent sans arrêt. Faut être aux aguets, se défendre. Et gagner. Tous les jours. Y a que les plus forts qui survivent, mon père me l'a toujours dit.

Il hoche la tête de satisfaction. Ça va mieux, il se sent plus fort. Ce sont les faibles qui sont gentils, se répète-t-il.

Mais le tic-tac de l'horloge lui semble particulièrement long et pesant ce matin. Il a besoin de bouger.

Ça fait une semaine que je viens près d'elle. Ça ne change rien mais bon, je suis obligé.

Autant passer le temps à quelque chose, et comme il n'y a que ça...

D'une main il attrape la feuille et de l'autre choisit un crayon de couleur. Le rouge. Vif. Comme la force. Comme la colère.

Finalement ça me plaît pas mal, c'est reposant, je n'entends plus les autres qui se moquent de mes tatouages et qui me traitent de débile. Je les hais. Tous.

- Doucement Sacha, tu vas trouer la feuille.

Oh zut, j'ai appuyé trop fort.

Il la regarde du coin de l'œil, gêné.

Elle a dit ça en riant, elle n'est pas fâchée, j'ai eu peur. Je crois que je l'aime bien.

- C'est un mandala, explique Jeanne de sa voix douce. Les mandalas sont des dessins qui existent depuis très très longtemps. Les moines bouddhistes en font beaucoup, avec du sable.

- Du sable ?

M... ! J'ai parlé ! Elle va penser que c'est gagné

- Oui, ils les dessinent en faisant glisser le sable entre leurs doigts avec précaution pour ne pas mélanger les couleurs, puis, lorsqu'ils ont terminé, ils soufflent et tout s'envole.

Je la regarde, j'aimerais bien qu'elle m'explique pourquoi ils font ça.

- Pour eux, l'important c'est le moment présent, ce qui existe au moment où on le vit. Par exemple, toi tu es ici, en ce moment. Ce qui s'est passé est passé, terminé et ce que tu vivras en sortant d'ici n'existe pas encore. Tout ce qui existe, c'est toi et moi et ce mandala.

Je ne comprends pas bien mais c'est intéressant. Oublier le passé et le futur, c'est possible ? J'en doute. Mais bon, si les moines le disent, ils doivent y arriver eux. Moi je ne suis pas un moine ... plutôt le diable.

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- Bonjour Sacha, voici ton mandala, si tu veux le continuer...

- Aujourd'hui j'ai envie de parler, continue-t-elle, je n'ai pas envie de silence. Ça m'arrive de temps en temps.

Il s'éclaircit la voix et ouvre la bouche, mais aucun mot ne sort. A ce moment-là une mouche se pose sur son nez et Jeanne éclate de rire.

Son rire ressemble à une clochette, c'est comique.

- Mais je ne veux pas t'obliger, tu sais bien. Alors si ça ne t'embête pas, je vais parler et tu me réponds si tu le sens, d'accord.

Je fais oui de la tête, c'est mieux que rien, elle mérite bien ça.

- Je vais te raconter le livre que je lisais l'autre jour. C'est une bonne idée non ? Pas de sujet personnel, l'important c'est que je parle.

Elle rit de nouveau. Il sourit malgré lui.

Si je souris, ça ne me fait pas de tort. Un dur peut parfois sourire, même si mon père dit le contraire.

"C'est alors qu'apparut le renard:

- Bonjour, dit le renard.

- Bonjour, répondit poliment le petit prince, qui se retourna mais ne vit rien.

- Je suis là, dit la voix, sous le pommier.

- Qui es-tu ? dit le petit prince. Tu es bien joli...

- Je suis un renard, dit le renard.

- Viens jouer avec moi, lui proposa le petit prince. Je suis tellement triste...

- Je ne puis pas jouer avec toi, dit le renard. Je ne suis pas apprivoisé.

- Ah! pardon, fit le petit prince.

Mais, après réflexion, il ajouta:

- Qu'est-ce que signifie "apprivoiser" ?

- Tu n'es pas d'ici, dit le renard, que cherches-tu ?

- Je cherche les hommes, dit le petit prince. Qu'est-ce que signifie "apprivoiser" ?

- Les hommes, dit le renard, ils ont des fusils et ils chassent. C'est bien gênant ! Ils élèvent aussi des poules. C'est leur seul intérêt. Tu cherches des poules ?

- Non, dit le petit prince. Je cherche des amis. Qu'est-ce que signifie "apprivoiser" ?

- C'est une chose trop oubliée, dit le renard. Ça signifie "créer des liens..."

- Créer des liens ?

- Bien sûr, dit le renard. Tu n'es encore pour moi qu'un petit garçon tout semblable à cent mille petits garçons. Et je n'ai pas besoin de toi. Et tu n'as pas besoin de moi non plus. Je ne suis pour toi qu'un renard semblable à cent mille renards. Mais, si tu m'apprivoises, nous aurons besoin l'un de l'autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde...

- Je commence à comprendre, dit le petit prince. Il y a une fleur... je crois qu'elle m'a apprivoisé...

- C'est possible, dit le renard. On voit sur la Terre toutes sortes de choses...

- Oh! ce n'est pas sur la Terre, dit le petit prince.

Le renard parut très intrigué :

- Sur une autre planète ?

- Oui.

- Il y a des chasseurs, sur cette planète-là ?

- Non.

- Ça, c'est intéressant ! Et des poules ?

- Non.

- Rien n'est parfait, soupira le renard.

Mais le renard revint à son idée:

- Ma vie est monotone. Je chasse les poules, les hommes me chassent. Toutes les poules se ressemblent, et tous les hommes se ressemblent. Je m'ennuie donc un peu. Mais, si tu m'apprivoises, ma vie sera comme ensoleillée. Je connaîtrai un bruit de pas qui sera différent de tous les autres. Les autres pas me font rentrer sous terre. Le tien m'appellera hors du terrier, comme une musique. Et puis regarde ! Tu vois, là-bas, les champs de blé ? Je ne mange pas de pain. Le blé pour moi est inutile. Les champs de blé ne me rappellent rien. Et ça, c'est triste ! Mais tu as des cheveux couleur d'or. Alors ce sera merveilleux quand tu m'auras apprivoisé ! Le blé, qui est doré, me fera souvenir de toi. Et j'aimerai le bruit du vent dans le blé...

Le renard se tut et regarda longtemps le petit prince:

- S'il te plaît... apprivoise-moi ! dit-il."

- Oh il est déjà l'heure, il faut que tu y ailles.

J'avais envie de connaître la fin. Pas envie de sortir.

Il fait la moue et soupire.

Je n'ai pas le choix...

Il se met debout et avance vers la porte ouverte.

- Tu traînes les pieds, tu vas ruiner tes semelles.

Ses yeux sourient autant que sa bouche. Comment elle a dit qu'elle s'appelait déjà ? Je n'écoutais pas ce jour-là. Joelle ? Julie ? Ça commence par un J... Ah oui Jeanne !

Les yeux de Sacha disent « A demain Jeanne » lorsqu'il passe devant elle.

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- Bonjour Sacha, je continue l'histoire du Petit Prince ? J'ai bien compris que tu ne veux pas parler alors fais un signe de la tête si tu préfères que je ne lise pas aujourd'hui.

- Allez-y.

- Ok.

Elle n'a pas souligné le fait que je lui réponde, comme si c'était normal. Je ne comprends pas pourquoi elle fait ça. Mais j'aime bien.

"Le renard se tut et regarda longtemps le petit prince:

- S'il te plaît... apprivoise-moi ! dit-il.

- Je veux bien, répondit le petit prince, mais je n'ai pas beaucoup de temps. J'ai des amis à découvrir et beaucoup de choses à connaître.

- On ne connaît que les choses que l'on apprivoise, dit le renard. Les hommes n'ont plus le temps de rien connaître. Ils achètent des choses toutes faites chez les marchands. Mais comme il n'existe point de marchands d'amis, les hommes n'ont plus d'amis. Si tu veux un ami, apprivoise-moi !

- Que faut-il faire? dit le petit prince.

- Il faut être très patient, répondit le renard. Tu t'assoiras d'abord un peu loin de moi, comme ça, dans l'herbe. Je te regarderai du coin de l'œil et tu ne diras rien. Le langage est source de malentendus. Mais, chaque jour, tu pourras t'asseoir un peu plus près...

Le lendemain revint le petit prince.

- Il eût mieux valu revenir à la même heure, dit le renard. Si tu viens, par exemple, à quatre heures de l'après-midi, dès trois heures je commencerai d'être heureux. Plus l'heure avancera, plus je me sentirai heureux. A quatre heures, déjà, je m'agiterai et m'inquiéterai; je découvrirai le prix du bonheur ! Mais si tu viens n'importe quand, je ne saurai jamais à quelle heure m'habiller le cœur... Il faut des rites.

- Qu'est-ce qu'un rite ? dit le petit prince.

- C'est aussi quelque chose de trop oublié, dit le renard. C'est ce qui fait qu'un jour est différent des autres jours, une heure, des autres heures. Il y a un rite, par exemple, chez mes chasseurs. Ils dansent le jeudi avec les filles du village. Alors le jeudi est jour merveilleux ! Je vais me promener jusqu'à la vigne. Si les chasseurs dansaient n'importe quand, les jours se ressembleraient tous, et je n'aurais point de vacances.

Ainsi le petit prince apprivoisa le renard. Et quand l'heure du départ fut proche:

- Ah! dit le renard... Je pleurerai.

- C'est ta faute, dit le petit prince, je ne te souhaitais point de mal, mais tu as voulu que je t'apprivoise...

- Bien sûr, dit le renard.

- Mais tu vas pleurer ! dit le petit prince.

- Bien sûr, dit le renard.

- Alors tu n'y gagnes rien !

- J'y gagne, dit le renard, à cause de la couleur du blé.

Puis il ajouta:

- Va revoir les roses. Tu comprendras que la tienne est unique au monde. Tu reviendras me dire adieu, et je te ferai cadeau d'un secret.

Le petit prince s'en fut revoir les roses:

- Vous n'êtes pas du tout semblables à ma rose, vous n'êtes rien encore, leur dit-il. Personne ne vous a apprivoisé et vous n'avez apprivoisé personne. Vous êtes comme était mon renard. Ce n'était qu'un renard semblable à cent mille autres. Mais j'en ai fait mon ami, et il est maintenant unique au monde.

Et les roses étaient bien gênées.

- Vous êtes belles, mais vous êtes vides, leur dit-il encore. On ne peut pas mourir pour vous. Bien sûr, ma rose à moi, un passant ordinaire croirait qu'elle vous ressemble. Mais à elle seule elle est plus importante que vous toutes, puisque c'est elle que j'ai arrosée. Puisque c'est elle que j'ai mise sous globe. Puisque c'est elle que j'ai abritée par le paravent. Puisque c'est elle dont j'ai tué les chenilles (sauf les deux ou trois pour les papillons). Puisque c'est elle que j'ai écoutée se plaindre, ou se vanter, ou même quelquefois se taire. Puisque c'est ma rose.

Et il revint vers le renard:

- Adieu, dit-il...

- Adieu, dit le renard. Voici mon secret. Il est très simple: on ne voit bien qu'avec le cœur. L'essentiel est invisible pour les yeux."

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- Bonjour Sacha.

- Bonjour Jeanne.

Tiens l'horloge s'est arrêtée. Son tic-tac ne remplit plus le silence. Faut dire que maintenant il n'avait plus beaucoup de place. Avec Jeanne, on parle beaucoup. Après la lecture du Petit Prince on a commencé à discuter de renard, de nature, de la planète. C'était chouette. Puis j'ai parlé de mon père. Je n'ai pas tout dit tout de suite, je voulais être sûr qu'elle ne me regarde pas comme si j'étais le fils d'un criminel. Parce que bon, un père, je n'en ai qu'un. Déjà que je n'ai plus ma mère qui s'est tirée avec le voisin, alors je garde mon père même s'il me fait peur.

- Est-ce que je peux te laisser quelques minutes ? La directrice m'a demandé de passer dans son bureau.

- Oui, pas de souci.

- Si tu veux, prends un livre.

Elle est vraiment gentille. Pas gentille-idiote, gentille-gentille. Je me rappelle quand j'ai dit que mon père m'avait appris à me battre, à frapper, à menacer, et qu'il m'avait dit que c'est la seule façon que j'aurai pour avoir la paix et pour obtenir ce que je veux. Elle m'a écouté en me regardant. Dans ses yeux je voyais qu'elle acceptait, elle n'était pas choquée, elle ne jugeait pas mon père.

Puis elle m'a dit que mon père faisait ça parce que c'est ce que la vie lui a appris, que c'est sa manière à lui de fonctionner. Ella m'a dit aussi qu'il m'apprenait tout ça pour mon bien, pour que je sois fort, pour que je sois un homme, pour que personne ne puisse me blesser.

Ça m'a choqué. Donc mon père s'occupe de moi ? Il veut que je sois bien ?

Je n'avais pas compris ça comme ça.

Elle m'a expliqué que je n'étais pas déloyal vis-à-vis de mon père en arrêtant de me battre. Et que je dois être fier de moi, même si lui ne l'est pas. Il m'a fallu du temps pour accepter et comprendre. Maintenant je me sens mieux.

Ça dure son rendez-vous, vivement qu'elle revienne ...

Avant je serais parti, j'aurais claqué la porte. J'aurais pensé « comment elle ose me laisser seul, elle est payée à rien faire, elle se fout de moi »

J'ai changé depuis que je viens près d'elle. Je me bats moins dans la cour. Les autres ne m'agressent plus comme avant.

Il reste Dylan, mais lui et moi ça va jamais marcher.

- Tu veux bien excuser ce long moment ?

Elle est revenue, elle sourit, moi aussi. Mais pourquoi elle laisse la porte ouverte ?- Je ne suis pas seule, aujourd'hui nous serons trois.

Il se raidit, son visage se ferme, ses yeux s'assombrissent.

Pas seul ? Non mais, je ne suis pas d'accord. Je veux être avec elle, c'est tout. C'est quoi ce truc ?

- Sacha, tu connais Dylan n'est-ce pas ?

Dylan ? C'est une blague ? Faut que je sorte.

Il respire vite, son coeur bat à tout rompre, il se sent piégé comme un rat dans une souricière.

- Tout va bien Sacha, Dylan a besoin de nous.

Quoi ?

Sacha a sursauté et fixe Jeanne.

Il retrouve ses anciens réflexes. Se taire et parler avec les yeux.

Elle s'assied face à lui et indique la chaise contre le mur à Dylan.

Les yeux dans ceux de Sacha, elle parle doucement.

- Dylan s'est battu. Il pense que c'est le seul moyen de se faire respecter. Il ne sait pas apprivoiser.

Sacha écoute et sa respiration s'apaise.

Il jette un coup d'œil à Dylan, recroquevillé sur sa chaise, tête baissée.

Jeanne continue.

- Je ne connais pas l'histoire de Dylan mais je sais qu'il n'utilise pas la bonne méthode. Tu le sais aussi.

Elle a ajouté ces derniers mots en souriant et Sacha ne peut s'empêcher de sourire lui aussi.

Il comprend.

C'est à son tour d'aider.

Il prend une feuille de papier sur lequel est dessiné un mandala fait de nuages et d'éclairs et le pot de crayons de couleur et les pose devant Dylan qui ne bronche pas.

Puis il se tourne vers Jeanne et lui dit :

- J'aimerais parler de mon père et de la violence