JULIETTE

Juliette (1ère partie)

Ma copine Juliette m'a téléphoné ! Cette information ne va pas révolutionner la planète mais elle est suffisamment importante pour que je la mentionne. Parce que si Juliette a téléphoné, c'est que sa période « anti-ondes » est terminée et c'est la meilleure chose qui pouvait m'arriver. En quoi cela me concerne-t-il , vous demandez vous probablement (si vous ne vous l'étiez pas demandé, faites-le maintenant, c'est le bon moment) .

C'est que Juliette a eu l'idée, il y a quelques semaines, de remplacer les techniques téléphoniques modernes par des pratiques anciennes, voire ancestrales.

Toujours fourrée le nez dans des articles new age, mon amie aime en effet prendre soin de la planète. Et elle n'en reste pas à des rêves de bancs de corail sauvés de la destruction, de réhabilitation du puma en Amérique ou de l'éradication des objets néfastes dans nos vies quotidiennes ! Non ! Juliette, elle, applique ! Elle se bat pour sauver l'humanité, pour offrir un monde sain aux enfants à venir.
Et aux animaux à venir aussi ... Juliette possède en effet un poulailler qui me donne la chair de poule d'effroi tant il est immense et rempli de volailles disparates qui me font peur.

Le seul petit souci, le mini hic, c'est que ma chère Juliette croit tout ce qu'elle lit et s'embarque dans des entreprises qui durent le temps qu'elle réalise qu'il y a mieux à faire.

Je pourrais vous raconter pendant des heures comment Juliette s'habille, mange, dort, s'épile, se maquille, ... mais pour l'instant je vais vous expliquer ses péripéties avec les moyens de communication.

Ayant décrété que « gsm = destruction massive du cerveau à la seconde même où le numéro est formé », Juliette a jeté son I phone et a presque réussi à mettre à la poubelle celui de son mari qui, fort de l'habitude, avait prévu la manoeuvre et l'avait caché dans un endroit secret en prétendant s'en être débarrassé. C'est une des choses qui m'ont fait penser qu'il ne faut pas tout se dire dans un couple. Ce mensonge sauvait sa vie relationnelle et son portefeuille.
Et puis il y avait fort à parier que Juliette ne s'étonne même pas du retour du gsm de son mari une fois sa lubie passée et son attention tournée vers une autre croisade.

Juliette avait donc la ferme conviction qu'elle allait révolutionner la qualité de l'atmosphère et la santé mondiale. Mais vivre sans gsm s'est vite révélé compliqué. Alors Juliette a réfléchi et a trouvé des solutions.

Elle a tout d'abord envisagé de communiquer par écrit. Rédiger des lettres manuelles, les mettre dans une enveloppe, timbrer, poster, tout cela avait son charme. Et ne générait surtout aucune onde nocive. Mais revenir au bon vieux temps du courrier postal s'est révélé être une idée douteuse quand elle a voulu dire à son époux « en rentrant du boulot, ramène du pain pour souper » ou « viens me chercher devant la pharmacie, il pleut et je porte mes nouvelles chaussures ». Il fallait donc trouver autre chose.

Comptant sur mon soutien indéfectible et mon amitié qui ne reculait devant rien, elle a décidé de tester d'autres techniques.

La première fut, et jamais je ne l'oublierai, le lancer de pigeon. Juliette est arrivée un beau matin chez moi, toute fière, une liste à la main. Sans attendre d'avoir enlevé son manteau, elle m'a dit, la voix gonflée d'enthousiasme « il me faut des pigeons, des petits papiers, un bic et de la ficelle » .
Avec un enthousiasme nettement moins, mais alors là nettement moins gonflé, je lui ai répondu « j'ai un bic , du papier et de la ficelle »
Elle a sauté de joie.
Je me suis assise.

« Je vais aller acheter des pigeons » a-t-elle continué.
« Comment ça « des » pigeons ? » ai je sursauté.
S'en est suivi un débat que j'ai heureusement gagné : non elle ne se procurerait pas un pigeonnier et une bonne vingtaine de volatiles, elle commencerait par un ! Je me suis dit qu'un c'était déjà trop mais je me suis tue, je ne voulais pas être coupable de non assistance à planète en danger.

Elle m'a suppliée de l'accompagner, et nous sommes parties, elle tout sourire, moi perplexe, à la recherche du meilleur facteur à plumes pour son expérience.
Le vendeur de l'animalerie ne s'est certainement pas encore remis de notre passage.

Juliette a tenu à faire voler chaque pigeon pour voir lequel répondait le mieux à ses ordres. Elle distribuait des points de vol qu'elle notait dans un carnet. Elle a ensuite sorti une boussole et l'a posée dans le pigeonnier. Le pigeon qui s'approchait de la direction qu'elle indiquait gagnait aussitôt un point. Puis elle a accroché un morceau de papier avec une ficelle à la patte de chaque volatile.

A ce stade de l'expérience, les pigeons étaient dans un état de surexcitation intense et criaient tant qu'ils pouvaient en battant des ailes. Le vendeur aurait bien fait pareil s'il avait eu des ailes. Le brave homme levait les bras au ciel et implorait Juliette de se décider et de partir.

L'essai ficelle-papier ayant octroyé le dernier point au pigeon qui était resté impassible et docile, le gagnant du concours était manifestement un gros pigeon gris pâle aux yeux globuleux. Juliette l'a regardé et a décidé de prendre un petit blanc au regard perçant.

Le vendeur s'est arraché les cheveux et a fermé le magasin une fois que nous sommes sorties. Il était à peine 10 heures du matin. Sa journée avait été courte.

Je suis passée le lendemain devant l'animalerie, je voulais voir si il avait survécu. Il était bien là, appuyé sur le comptoir, l'air un peu plus pâle que la veille et des cernes sous les yeux. Quand il m'a aperçue il est devenu livide. J'ai accéléré le pas.

Revenues chez moi avec Lindbergh (c'est le nom que Juliette avait choisi pour celui que j'appelais intérieurement PPP pour « pauvpetipigeon »), Juliette a rédigé une lettre pour Julien, son mari. Je lui ai bien dit que ça ne valait pas la peine d'écrire un roman, qu'il y avait une chance infime pour que Julien reçoive son courrier, elle a tenu à se concentrer et choisir ses mots. J'ai compris lors de la relecture l'importance de prendre son temps, Juliette implorant Julien de faire un bébé. Je n'ai fait aucun commentaire. Je lui ai juste conseillé d'écrire le nom de son mari en majuscules, ainsi que le sien, pour que cela ne provoque pas de quiproquo si Lindbergh apportait la demande à un autre homme.

La lettre accrochée à la patte de PPP, Juliette monta au grenier et entreprit de lui expliquer longuement son trajet, la direction et le moment souhaité pour la délivrance du papier. Je n'ai pas dit un mot, Juliette m'étonnait encore après toutes les années depuis lesquelles nous nous connaissions. Son esprit avait une manière de raisonner qui me laissait sans voix. Je m'attendais presque à ce qu'elle pose des questions au pigeon pour vérifier qu'il avait bien compris.

Une fois prêts (Juliette l'était, le pigeon un peu moins, à en croire son air hagard et les petits cris qu'il poussait ), Juliette a ouvert la fenêtre, et après avoir posé un baiser rouge vermeil (gloss brillant rouge amour n°48) sur le cou de plumes blanches, elle l'a lancé élégamment vers le ciel.

Après un démarrage vertical digne du lancer d'une fusée en direction de la lune, Lindbergh est resté quelques secondes en vol suspendu (nous avons nous aussi suspendu notre respiration) avant d'enfin ouvrir ses ailes(expiration de soulagement) ... et de se poser sur la plus haute branche de mon cerisier.

Voilà. Le vol était terminé. Juliette elle-même ne trouvait plus rien à dire. Je la voyais éberluée. Elle y avait cru.

Je n'ai pas essayé de la réconforter, j'ai plutôt profité du calme entre deux tempêtes sans rien dire, en cachant mon fou rire.

Nous avons laissé à Lindbergh sa liberté, et la lettre. Le brave petit roucoulait de ravissement d'avoir la planète comme terrain de découverte. J'ai croisé les doigts pour qu'il ne lui prenne pas un amour des cerises, je tenais à ma récolte.

Puis j'ai regardé Juliette. Elle souriait. Elle avait déjà une autre idée en tête et je n'étais pas pressée de la connaître ....

Juliette (2ème partie )

Quatre jours plus tard, je m'en souviens comme si c'était hier, Juliette m'a harponnée alors que j'hésitais entre crevettes et scampis au rayon poissonnerie du supermarché. Harponnée est le mot juste, sa tactique pour attirer mon attention n'est pas passée inaperçue, que du contraire.

Ce n'était pas un petit hameçon discret, elle avait mis toute son énergie pour lancer un « Heyyyyyyy ! » qui a fait sursauter le poissonnier. Les crevettes qu'il tenait se sont mélangées au scampis, ses yeux ont lancé des éclairs, j'ai décidé de préparer une omelette pour le souper et je me suis vivement reculée du comptoir.

Juliette avait agrippé mon bras et me secouait « j'ai trouvé ! Je sais comment faire ! » Les clients nous regardaient, curieux. J'ai senti venir l'attroupement et j'ai entraîné mon amie surexcitée vers la sortie. « On prend ma voiture et on va chez toi ? » Elle avait déjà ses clés en main.

Vu son état survolté j'ai préféré éviter le risque d'excès de vitesse et nous avons pris ma voiture.

La raison pour laquelle nous allions chez moi et pas chez elle restait un mystère qu'elle m'expliqua bientôt : « Julien est chez nous ». Cette simple phrase expliquait tout : Julien a un niveau de tolérance limité pour les expériences de sa femme, et si elle voulait éviter une crise conjugale niveau 5, elle avait tout intérêt à sauver le monde loin de lui.

D'une certaine façon j'enviais la place de Julien qui m'aurait évité bien des aventures. Quoiqu'avec le recul certaines étaient mémorables et me faisaient encore rire.

Nous arrivâmes chez moi et j'insistai pour que nous nous installions aussi calmement que possible autour d'une tasse de thé pour discuter. Juliette sautait d'impatience sur sa chaise, je mis une double dose de tilleul dans sa tasse.

« Je sais comment communiquer sans avoir recours aux gsm et tous ces autres engins diaboliques ».dit elle triomphalement.

« Satan s'incarne sous des formes bizarres », ai je souri intérieurement .

« Raconte moi tout, lui répondis-je Mais avant, bois donc une gorgée de thé ». Je comptais sur un effet calmant le plus rapide possible.

« J'ai regardé un western à la télévision hier et je sais comment faire ! »

Je ne voyais pas bien le rapport entre des cow boys sur leurs chevaux voyageant entre saloon et troupeaux dans la prairie, et l'évolution téléphonique version Juliette.

Voyant mon air interrogateur, elle poursuivit, debout, en gesticulant :

« Mais si voyons ! Les indiens !!!! »

Je sentis mes yeux s'agrandir de surprise. Les indiens ... Des images de Sitting Bull composant un sms passèrent sur l'écran de mon imagination.

« Les signaux de fumée des indiens !! M'enfin, c'est évident !! »

Juliette se prenait pour un kangourou dans la cuisine, elle bondissait sans plus s'arrêter.

« J'aurais dû mettre le sachet entier de tilleul dans sa tasse », me suis-je dit.

« Tu vas communiquer par signaux de fumée ? » lui demandai-je.

« Ouiiiiiiiiiiiiiiiii (mes tympans crièrent à l'aide) on va essayer tout de suite ! »

Je n'ai résisté que 15 secondes, je ne faisais pas le poids. Bien que Juliette soit plus petite et beaucoup plus mince que moi, sa volonté et sa détermination dépassaient de beaucoup son manque d'envergure physique.

« Juliette ? »

« Ouiiiiiiiiii ? (mes tympans écrirent leur testament) »

« As-tu du bois ? »

« Heu ... non ... »

Je souris, ça ne m'a pas étonnée, c'était bien Juliette de partir en croisade sans cheval ni armure. Ou de décider de confectionner un gâteau au chocolat sans avoir pensé à la farine et aux oeufs.

Et au chocolat.

« Ne t'inquiète pas, j'en ai à la maison, on y va », dit-elle en souriant de toutes ses dents.

C'était parti pour un trajet aller-retour en essayant de ne pas être repérées par Julien.

Une fois la voiture garée, Juliette m'emmena à pas de loup sur le côté de la maison.

« On va prendre ce bois ci »

Je vis un tas de planches rouges vernies.

« Qu'est ce que c'est que ça ? »

« Une ancienne commode que je n'aimais plus. J'en ai eu assez. Je l'ai coupée à la hache »

Rien que d'imaginer la petite et frêle Juliette armée d'une lourde hache et découpant avec hargne sa commode me donna le fou rire.

« Ben quoi ? Je suis forte ! »

Je ris de plus belle.

« Tu es certaine que c'est toi qui l'as coupée ? »

« Bon d'accord, Julien m'a aidée. Je l'ai encouragé »

J'essuyai mes larmes et nous embarquâmes le bois dans le coffre de la voiture, avec tout un tas de revues pour amorcer le feu.

Rentrées à la maison, nous déposâmes le bois au fond du jardin, loin de toute habitation.

C'est alors qu'il se mit à pleuvoir. Beaucoup. Très fort.

Juliette, de rage, cria « Hiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii ». Mes tympans demandèrent l'extrême-onction.

Nous ramassâmes tout et nous courûmes dans le garage.

Je pensais à tort que c'en était terminé pour aujourd'hui. Juliette avait décidé de tenter l'expérience et était bien décidée à le faire même s'il y avait des chutes de neige. Je me demandai furtivement ce qu'elle dirait s'il neigeait en été et je me crispai en imaginant un « hiii » encore plus strident que les précédents.

« On va mettre le bois juste devant la porte de garage, comme ça nous serons protégées de la pluie. Quand le feu prendra, j'appellerai Julien. Il a accepté de regarder par la fenêtres pour voir les signaux de fumée. Il a un manuel de morse, il pourra décrypter ce que je lui dirai »

« Julien est un ange », me dis je.

Juliette froissa un gros paquet de pages de revues et installa des planches par dessus.

« Es tu certaine que ce bois convient pour faire du feu ? »

La peinture et le vernis me semblaient louches.

Le bruit de l'allumette résonna dans mes oreilles enflammées comme le présage d'une catastrophe mais je ne dis rien. De toute façon rien n'aurait pu arrêter mon amie.

Le papier prit feu. Très vite. Très bien.

Juliette entama une danse indienne dans le garage.

Puis elle s'empara d'un carnet dans lequel elle avait noté « mets le poulet au four thermostat 5 » en morse, et d'un essuie à manipuler adroitement au dessus du feu.

Je retins un éclat de rire en lisant le message.

Elle aurait pu choisir de traduire en morse le mot « test » ou « SOS », ou une simple lettre. Mais non, il avait fallu qu'elle fasse les choses en grand comme d'habitude.

Nous regardâmes les flammes lécher avec gourmandise les planches . Le vernis commença à faire de petites cloques qui explosaient joyeusement et la peinture passa du rouge au rose pâle légèrement bleuté. C'était très joli. Mais pas l'ombre d'une flamme.

Par contre un petite nuage de fumée se développa pour bientôt avoir la taille d'un éléphant et entrer dans le garage sous l'effet du vent.

Nous reculâmes au fond de la pièce mais la fumée envahit bientôt tout l'espace et nous fûmes obligées de sortir en courant.

Nous toussions, nos yeux pleuraient, j'ai cru que nous allions devoir appeler un médecin. Quand je récupérai mon souffle, je regardai le feu, ou plutôt l'amas de planches noircies qui s'était enfin arrêté d'émettre de la fumée, et je poussai un soupir de soulagement.

Je n'entendais plus Juliette, elle était derrière moi, les bras ballants, le visage rouge, les cheveux emmêlés et les joues couvertes de coulées de maquillage. On aurait dît qu'elle avait survécu à une explosion.

En évitant de sourire, je lui pris la main et lui proposai une tasse de chocolat chaud. Avec des marshmallows. Il fallait bien ça.

Nous abandonnâmes l'ex feu indien et nous montâmes à la cuisine. Je réalisai alors que la fumée était montée elle aussi et qu'on en aurait certainement pour des jours avant de respirer un air pur dans la maison.

Je pris mentalement la décision de ne plus accepter d'expérience chez moi.

C'est de cette façon que se termina le deuxième essai de Juliette pour remplacer le gsm.

Ce soir là mon mari m'a trouvée à genou à côté du lit , une photo de Saint Bernardin, celui qui s'occupe des problème de communication, posée devant moi. J'avais allumé une bougie et fait brûler de l'encens. Et, sans m'être rendue compte qu'il de tenait à mes côtés, je priais « S'il vous plait Saint Bernardin, débrouillez-vous pour que Juliette arrête ses expériences ou qu'elle les fasse loin de moi » J'ai entonné un chant dont je me souvenais vaguement avec beaucoup d' alléluias et de « amen ». Mon mari a couru chercher son appareil photo pour immortaliser cet instant. La photo est un peu floue étant donné qu'il riait à gorge déployée.

Une semaine plus tard, alors que le parfum âcre de la fumée nous avait enfin quittés, Juliette m'a donc téléphoné. Avec un gsm ! Et la raison qui l'a poussée à mettre son cerveau en péril par irradiation laissait présager de bien des surprises ...

Avant même de me dire bonjour, elle a lancé avec son enthousiasme habituel :« je fais du feng shui !! »

J'ai couru, le téléphone à la main, me servir un verre de vin. Je devais rester zen quoiqu'il arrive.

Juliette (3ème partie)

Le moment me semble judicieux pour une petite parenthèse. Il est temps que je vous parle un peu de moi et que je vous raconte ma rencontre avec Juliette.

La teinte de mes cheveux est la première chose que vous remarqueriez si vous me croisiez. Ils sont d'un roux flamboyant et attirent directement l'attention, surtout quand le soleil les caresse de ses rayons. C'est d'ailleurs grâce à eux que j'ai fait la connaissance de mon mari. Il m'a accostée à la sortie d'un cinéma où j'étais allée voir le dernier Harry Potter.

« Bonsoir, faites vous partie de la famille Weasley ? »

J'ai trouvé ça nul mais vu qu'il était charmant, je lui ai répondu

« Bien sûr, et je ne parle pas avec les Moldus »

Il a ri, moi aussi. Et depuis nous sommes heureux.

Outre mes cheveux, vous noteriez certainement mes yeux verts derrière mes lunettes. Et mon teint très pâle couvert de taches de rousseur. J'ai tout d'une irlandaise sans en avoir les racines.

A moins qu'un de mes ancêtre n'ait fauté lors d'un séjour dans ce beau pays. Ca restera un mystère. Petite j'ai cru que j'avais été adoptée et mes parents ont finalement fait des tests ADN pour me rassurer. Et puis au fond je me trouve assez jolie, c'est ce qui compte.

Je mesure 1 mètre 69. 1 mètre 79 avec la superbe paire de hauts talons noirs à semelles rouges que je me suis offerts pour le dernier réveillon. 1 mètre 20 lorsque je me tords le pied avec cette fichue paire de hauts talons et que je marche courbée pour garder mon équilibre, ce qui s'est bien entendu produit au beau milieu d'une farandole lors de cette soirée. Je me suis rattrapée à mon mari qui a perdu l'équilibre et tous les danseurs se sont écroulés sur le sol, comme des dominos.

Heureusement, ils avaient tous bu une bonne quantité de champagne et ont trouvé ça très amusant. Moi moins. Après une demi heure de souffrance, pliée comme une paysanne travaillant au champ dans un tableau de Milet j'ai finalement enlevé mes magnifiques et coûteuses chaussures et j'ai dansé pieds nus. J'ai vécu ça comme la libération du nouvel an. Depuis je fête le réveillon en ballerines. Plates. Sans semelle rouge.

J'allais oublier l'essentiel : je m ' appelle Eli.

En réalité c'est Élisabeth.

Ma mère est une fan inconditionnelle de la reine d ' Angleterre et veut que toute sa vie tourne autour de sa dévotion. Certains aiment un artiste, un chanteur, ma mère voue une adoration sans faille à Elizabeth. Au point de m'avoir donné son prénom, au grand désespoir de mon père qui faisait déjà une overdose de royauté anglaise.

Je n'étais encore qu'un bébé que ma mère me répétait déjà sans cesse « hello Elisabeth » en prononçant hey-lii-zeu-besss avec la langue coincée entre les dents, comme les anglais prononcent les noms en th.

Quand j' ai commencé à parler j'ai dit « eyliizeuuu »... et au moment du besss, j'ai produit un adorable crachouillement. Qui est devenu moins adorable au fur et à mesure que mes dents ont poussé.

S'il me venait l'idée de dire mon prénom tout en mangeant de la panade ou de la soupe, il y en avait automatiquement partout.

Mais ma mère était fière. Mon père, lui, se sauvait pour éviter un éclat de rire qui n'aurait pas été très british.

Quand je suis entrée en pré maternelle, l'institutrice a vite réalisé ce que mon prénom contenait comme risque. Si on me demandait mon prénom alors que j'étais en train de dessiner, la feuille se retrouvait noyée de salive. Elle a organisé vite fait un conseil scolaire avec toutes mes institutrices à venir et elles ont décidé de m'appeler Eli.

Quand ma mère a été au courant, elle a pris ça pour un acte de lèse-majesté et s'est présentée à l'école, vêtue comme la reine, chapeau vert pomme, tailleur jaune, et sac à main vernis noir. Elle n'a pas eu gain de cause. Les institutrices ne se sont pas encore remise de son passage, elles en parlent toujours dans les couloirs.

Je ne m'en suis pas rendue compte tout de suite mais mon surnom a facilité grandement ma scolarité parce qu'écrire un prénom de trois lettres est un réel gain de temps lorsqu'on apprend à écrire et qu'on fait un devoir ou une interrogation.

Depuis j'ai gardé Eli. J'ajoute sabeth lorsque je vais chez ma mère. Je ne crachouille plus. Mais parfois je le referais bien, juste pour rire.

Surtout lorsque ma mère nous prépare des repas anglais avec le pudding couleur vert pâle qui bloblote. Et les cakes dont une bouchée peut nous faire tenir trois mois sans manger tant ils sont consistants. Sans parler du thé qu'on doit obligatoirement boire à 16 heures précises et dont je n'ai jamais aimé le goût. Les anglais m'ont toujours semblé être des gens bizarres. Et je n'ai jamais été tentée de suivre le chemin d'adoration de ma mère. Pour son plus grand désespoir d'ailleurs.

Quand j' ai décidé d ' apprendre l ' italien et de partir en voyage à Rome plutôt qu'à Londres j' ai cru qu'elle allait faire une attaque. Mais elle a dignement gardé son calme et a décrété « comme la reine, je garde mon self control ». J' ai béni le flegme britannique.

Mais revenons à moi. Mon mari s'appelle Matthieu . Du moins s' agit il de son prénom officiel parce que lui aussi a un surnom. Et ce n ' est pas Matt . Ni Matty.

C ' est Bob.

Je vous imagine lever un sourcil perplexe.

Je ne vais pas vous déperplexifier, personne ne sait d ' où est née l ' habitude de l ' appeler Bob.

Ceci dit ça a plu à ma mère, Bob faisait plus anglais que Matthieu . Je rattrapais la trahison romaine.

J'ai rencontré Juliette sur la plage d'une île grecque. Nous avions décidé mon mari et moi de nous offrir une semaine au soleil lorsque Charlotte notre fille a eu un an, pour nous féliciter d'avoir tenu le coup pendant les longues nuits de pleurs lors de l'arrivée les premières dents.

Et nous étions d'accord sur le fait de ne rien faire à part lézarder sur la plage avec des revues et des cocktails fruités.

Ce jour là je ne me doutais pas que mon cercle d'amis allait compter un membre de plus.

Et quel membre !

Nous étions, Bob et moi, couchés sur un matelas douillet à l'ombre d'un palmier. Les yeux mi clos je regardais les vacanciers et les vaguelettes qui roulaient doucement sur le sable doré. Bob ronflait au rythme de la musique locale que déversait un haut parleur non loin de nous. Ca sentait bon l'huile solaire et les fruits gorgés de soleil.

J'allais moi aussi sombrer dans un doux sommeil lorsqu'un maillot attira mon attention.

Une petite et mince estivante se dirigeait vers la mer d'un pas décidé. Son maillot rouge me semblait inhabituel. Pas sa forme, mais sa matière. Je me redressai et, appuyée sur un coude, je baissai mes lunettes de soleil.

Mon dieu ! J'avais vu juste, ce maillot était comme nul autre pareil, il était crocheté dans un coton assez épais au point que j'entrevoyais les mailles. J'en étais bouche bée. Je n'avais jamais vu ça.

Ca lui allait bien ceci dit, elle était très jolie dans son deux pièces fait maison. Mais je voyais d'un mauvais oeil son entrée dans les flots.

Captivée par la scène, je relevai mon transat en position assise et je pris les jumelles qui me servaient habituellement à admirer les bateaux de pêcheurs.

Le maillot rouge et son occupante se glissèrent dans les vagues et je n'aperçus bientôt plus qu'une crinière brune éparpillée à la surface de l'eau.

Je suivais d'un regard attentif son évolution, sentant comme un pressentiment que je ne devais pas la perdre de vue.

Les cheveux bruns jaillirent soudain plus haut que la surface, je supposai que la nageuse s'était redressée. Avec les jumelles, je vis son visage. Il n'avait pas les traits détendus et heureux des autres occupants de la plage.

Elle avait les yeux écarquillés d'effroi, la bouche ouverte. Elle semblait perdue.

Toutes les options me sont passées par la tête.

... Elle ne sait plus où elle est ni qui elle est suite à un accès d'amnésie subit... elle a marché sur un crabe ou un autre habitant des flots ... elle a une crampe et ne sait plus avancer ... elle a reconnu un tueur à gages en short sur la plage ... l'agent police qui l'a verbalisée ce matin pour stationnement interdit se dirige vers elle et elle ne sait pas comment expliquer qu'elle a filé avant de payer sa contravention ... elle se souvient qu'elle a oublier d'éteindre les bougies dans sa caravane et elle se demande si elle a brûlé ...

Mon imagination s'emballait. Je fouillai la plage des yeux, je ne vis rien de bizarre qui eut pu l'effrayer. Je me retournai alors vers elle et son regard croisa le mien. Ayant remarqué que je l'observais, elle me fit de grands signes du bras. Je regardai autour de moi ... personne, c'était donc bien à moi que s'adressaient ses signaux de détresse. Je me précipitai jusqu'à elle en sautillant pour éviter la brûlure du sable et j'arrivai avec soulagement jusqu'à l'eau tiède.

« Bonjour » lui dis je avec un sourire en lui tendant la main, avez vous besoin d'aide ? »

« Bonjour, je m'appelle Juliette. Il me faut mon essuie de bain, s'il vous plait pourriez vous aller me le chercher ? »

« Oui, bien sûr » ... je la regardai, étonnée. « Je ne comprends pas pourquoi elle n'y va pas elle même, elle n'avait pas l'air prude en se dirigeant vers la mer, elle semblait être bien dans son corps », me dis-je.

Armée de son essuie je revins vers elle . Elle n'avait pas bougé d'un millimètre. Elle ne semblait pas souffrir, ce n'était donc ni une crampe ni une blessure qui provoquait son immobilité.

C'est lorsque je fus à un mètre d'elle quand je commençai à comprendre. Le rouge de son maillot attira mon regard et je vis, dans la transparence de l'eau, le coton pendant le long de son corps. Il n'avait pas résisté à la baignade et s'était distendu. « Si elle sort de la mer comme ça, son maillot la suivra un mètre derrière elle, gorgé d'eau », pensai-je.

Je réprimai un fou rire et je lui tendis la serviette dont elle s'entoura vivement. Puis elle me regarda et me dit avec un grand sourire

« Merci je m'appelle Juliette et je sauve la planète ! »

Je ne sais pas si, en temps normal, je n'aurais pas souhaité une bonne journée à celle qui me semblait un peu illuminée ... mais là, sur cette plage au soleil, dans les cris de joie, la musique, les parfums de moussaka qui commençaient à sortir des restaurants, j'ai souri, lui ai tendu la main et lui ai dit « je m'appelle Eli, c'est génial de sauver la planète ! »

Nous ne nous sommes plus quittées depuis et j'ai eu la joie de faire partie de ses nombreuses et folkloriques expériences écologiques.

Juliette (4ème partie)

Assise sur une chaise de la cuisine, je regarde Juliette préparer les tasses de thé. Je suis encore sous le choc de mon arrivée chez mon amie, il me faut une boisson réconfortante avant de continuer la visite.
« Si j'avais su ce qui m'attendait lorsqu'elle m'a appelée ce matin, j'aurais pris ma caméra », me dis-je.

La sonnerie de mon gsm avait retentit dans la pénombre de ma chambre.
Le soleil levant s'infiltrait par les interstices du volet et caressait ma joue. Qui pouvait m'appeler si tôt ? Il était à peine 7 heures et j'émergeais lentement d'une nuit peuplée de rêves d'Angleterre. La reine mère me poursuivait avec un pudding vert pomme dans les prairies autour d'un château qui ressemblait à Buckingham Palace, en chantant « God save the Queen ».
« Peut-être devrais-je suivre une thérapie post-traumatique » avais-je soupiré.
Rappelée à la réalité par la sonnerie qui redoublait d'intensité ( Note à moi-même : modifier les paramètres du gsm ) j'avais baillé et pris le téléphone.
« Allo ? »
« Je fais du feng shui ! »
La voix de Juliette explosait d'excitation.
« Du feng shui ? »
Je m'étais redressée sur mon oreiller. La pensée furtive que Juliette utilisait enfin à nouveau un gsm avait traversé mon esprit. Je n'avais pas eu le temps d'y réfléchir plus longuement, Juliette avait continué :
« Je sais, je prononce mal, c'est fong shoué (ah bon ça se prononce de cette manière ?). Oh Eli ! Il faut que tu viennes chez moi ! Viens voir les changements !! »
Passer de la campagne anglaise à la grande muraille de Chine à 6h57 était assez perturbant.
Je lui avais demandé de patienter une heure, je voulais prendre des forces. Une douche chaude pour effacer toute trace de la nuit, un gros morceau de cake aux pommes pour le courage, quelques mouvements de stretching pour être zen et un message à Bob, mon mari, pour assurer mes arrières (je vais chez Juliette, si je fais sonner ton gsm, s'il te plait, rejoins moi tout de suite ), j'étais prête.
Du moins l'avais-je cru ...

Juliette sifflote en versant l'eau dans nos tasses. Elle semble parfaitement à l'aise avec la perspective de vivre dans un nouveau décor. Elle m'épate toujours, capable de changer de peau et de direction en un clin d'oeil. La majorité des gens analysent un minimum les conséquences d'un changement de vie avant de se lancer, Juliette, elle, n'analyse rien et se lance.
« Les adjectifs spontanée et impulsive ont dû être créés pour elle », pensai-je.

« Un peu de miel dans ton thé, Eli ? »
« Du miel ? » Je la scrute avec étonnement.
Je n'avais jamais connu Juliette sans sa tasse de café avec deux sucres et un nuage de lait.
« Oui, c'est feng shui ! » répond-elle avec un fermeté.
J'accepte le miel tout en vérifiant qu'elle n'a pas servi de thé anglais. En boire chez mes parents était grandement suffisant pour mon système digestif. La boîte posée sur le plan de travail est ornée de lettres au design asiatique « thé tibétain » . « Eh bien dis donc, elle va jusque dans les détails, me dis-je ,
Je parie que si elle avait pu, elle m'aurait servi le thé vêtue d'une toge orange . »
Je soupçonne Juliette de faire une sorte de salade de fruits avec le feng shui, le Tibet et tout ce qui lui semblait faire partie de l'Asie, et ça n'a rien de rassurant.

Tout en sirotant la boisson au goût fruité, je me félicite d'avoir refusé de visiter la maison avant d ' avoir pris un remontant et je récapitule en pensée tout ce que j'ai vu depuis mon arrivée. J'ajouterais bien une goutte de whisky dans le thé. Mais ça ferait beaucoup moins feng shui.

La première chose que j'ai aperçu, quand la maison de mon amie était entrée dans mon champ de vision, avant Juliette elle- même, c'est un énorme tigre montant la garde à côté du garage. Et quand je dis énorme, c ' est énorme! Il me dépasse d'au moins trois têtes et a plus l ' air de sortir d ' un carnaval que du livre de la jungle. Nicolas Hulot en aurait avalé son micro s ' il avait été là .
«Voilà » m'a dit fièrement Juliette alors que je sortais de ma voiture. La maison est protégée par des animaux. Là, c ' est le tigre .» (merci de le préciser, il est si discret je ne l'avais pas remarqué, avais je souri intérieurement )
« De l' autre côté, a-t-elle continué avec le plus grand sérieux, tu as un ... »
« Oh mon dieu !!! Un dragon !!! » J'ai fait un bond en arrière. Si le tigre était imposant, le dragon appuyé contre le haut mur de l'autre côté de la propriété était monstrueux. .

J'ai jeté un coup d'oeil par la fenêtre du garage. Pas de voiture ... Julien étais absent. Je me suis demandé s'il avait vu la ménagerie qui décore sa propriété. Si oui, il avait du fuir. Si non, il risquait une attaque en rentrant. Surtout s'il revient après le coucher du soleil. C'est déjà effrayant en plein jour mais dans le noir de la nuit, ça doit donner envie de s'enfuir très très loin et très très vite.
Juliette, sur son nuage chinois, n'a pas remarqué mon effroi et a poursuivit ses explications avec passion.

« Derrière la maison j'ai mis une tortue ».
« Aussi grande ? »
J'ai imaginé cet animal au milieu de la pelouse et les images des films d'horreur que je n'ai jamais pu oublier me sont revenues en mémoire. L'attaque des fourmis géantes, l'attaque des araignées géantes, des chauve-souris géantes. Question titre les cinéaste n'avaient pas fait preuve d'originalité mais leurs histoires m'avaient donné la chair de poule. Une poule géante forcément.
« Oui, aussi grande. Veux tu la voir? »
Même si je voulais faire plaisir à Juliette dont les yeux brillants me hurlaient « oh ouiiii, viens admirer ma tortue, s'il te plaiiiiit », j'ai refusé. Un tigre et un dragon, c'est suffisant pour une journée.
Oubliant vite sa déception, mon amie a enchaîné :
« Je dois ajouter un phénix devant la maison, il permettra de réaliser les projets que nous avons Julien et moi. Mais comme je n'en ai pas trouvé dans les magasins je vais en fabriquer un moi même avec du papier mâché . »
J'ai imaginé la tête des vendeurs à qui Juliette a demandé un phénix. Ca ne devait pas arriver tous les jours, elle n'était certainement pas passée inaperçue. Ceci dit elle ne passe jamais inaperçue, et c'est ça qui fait son charme.
Je ne lui ai pas demandé ce qu'elle comptait faire quand il pleuvra sur son oiseau. J'ai imaginé le pauvre phénix de papier se désintégrer sous l'averse. « Il ne risque pas de renaître de ses cendres », ai je songé.

J'en étais là de mes réflexions quand une voiture s'est engagée dans la rue à toute allure, a dévié de sa direction et a failli emboutir la boîte aux lettres du voisin de Juliette. Le conducteur avait la bouche grande ouverte et regardait le dragon avec la tête de celui qui a vu un fantôme. Il a freiné et s'est garé un peu plus loin. Je l'ai vu sortir de son véhicule, les jambes tremblantes et le teint livide, et s'appuyer sur le coffre en regardant dans notre direction. Je me suis fait la réflexion que le feng shui version Juliette était dangereux, elle n'avait pas fait les choses à moitié, comme d'habitude.

« Viens, suis moi ! » Juliette sautille autour de moi, impatiente. Je remarque les traces de peinture sur ses vêtements et ses bras. Je crains le pire.
« J'ai un besoin urgent, j'arrive » dis-je en me dirigeant vers les toilettes. Je parcours le couloir tout en regardant autour de moi. Toutes les portes sont fermées. Les pièces gardent le secret de leur feng shuisation. Par contre le sol est jonché de magazines de toutes sortes sur lesquels on peut lire : « changez votre vie avec le feng shui « , « le feng shui et l'amour », « trouvez vos couleurs feng shui ». « Je me demande si un tel désordre est feng shui , je lui poserai la question », me dis-je, moqueuse.

J'arrive devant la porte des toilettes qui se trouvent de l'autre côté de la maison et j'entrouvre la porte. Dans la pièce sans fenêtre qui aurait du se trouver dans le noir total, une lumière verdâtre inonde l'espace. J'appuie sur l'interrupteur.
« Bon sang ! » Mon cri de stupeur fait écho dans la petite pièce. Devant moi, posé sur une étagère contre le mur trône un gigantesque aquarium. Une dizaine de gros poissons rouges sont collés contre la vitre et me fixent de leurs yeux globuleux. Je ne peux pas faire demi-tour, mon besoin est vraiment pressant.
« Pour être intime, c'est intime», leur dis-je en ne les quittant pas du regard tout en baissant mon pantalon. Je m'assieds et ferme les yeux. Quand je les ouvre à nouveau, les poissons sont toujours là, agglutinés face à moi.
« Est-ce qu'on peut dire pour des poissons qu'ils se rincent l'oeil ? » Les dix paires d'yeux restent accrochés à moi. Je pose ma main sur le verre pour leur cacher la vue, ils s'éparpillent et continuent leur observation. Le comique de la situation dépasse peu à peu la gêne et un fou rire m'emporte, là, devant les voyeurs à écailles.
Sur le bord de l'aquarium est collé un post it avec l'inscription: "zone eau".
« Si ça avait été zone feu, aurais je assouvi mon besoin naturel à côté d'une joyeuse flambée de bois sec ? Juliette, Juliette, Juliette ... » murmurai-je en riant toujours.
Je souhaite aux poissons une bonne journée avant de sortir, c'est le moins que je puisse faire étant donné qu'on est devenus très très proches en quelques minutes.

Juliette m'attend au milieu du couloir devant la porte qui cache l'escalier qui monte à l'étage.
« Très joli l'aquarium dans les toilettes » lui dis-je avec un sourire légèrement ironique.
« Evidemment, c'est feng shui ! » Juliette bat des records de sérieux, je la sens investie par cet art millénaire. C'est beaucoup plus grave que les aventures avec le pigeon et les signaux de fumée, je pressens qu'on en a pour un bout de temps avec l'expérimentation chinoise.
« Avant d'aller dans ma chambre, je t'explique le feng shui, d'accord ? »
Je vois bien que je n'ai pas trop le choix, et puis après le coup de l'aquarium je suis tellement curieuse de tout voir que j'accepterais n'importe quel cours pour qu'elle ouvre la porte.
« Vas y je t'écoute » lui
dis je avec un sourire encourageant.
« Ok. Oh et puis non, je vais te montrer d'abord. »
« Yesssssssssss » me dis-je.
« On y va ! »

Juliette ouvre la porte et s'engage rapidement dans l'escalier. Je la vois se baisser. (C'est bizarre, qu'est ce qu'elle fait ? ) Je pose le pied sur la première marche et j'entame la montée quand un concert de carillons se met en marche. (Mon Dieu ! Qu'est ce que c'est que ça ? ) Je m'aplatis sur les marches avec l'impression d'être dans un concours de cloches. Je me tourne et distingue la ribambelle de fils en nylon reliés à des carillons. Une vraie cacophonie, il y a des carillons en bois, en verre, en métal. Je me bouche les oreilles en attendant que ça se calme et je monte les escaliers à 4 pattes.
« Juliette, pourquoi tous ces carillons ? » demandai-je en la rejoignant sur le palier.
« Pour faire monter le chi dans la chambre bien sûr. C'est feng shui ! » Juliette me regarde comme si j'étais demeurée.
« Le chi » ? Je prononce, comme elle « tchi » et je me rappelle subitement ma grand mère chantant Luis Mariano « O Catarinetta Bella tchi tchiii ». Ma Mammy n'a certainement jamais pensé qu'elle chantait feng shui.
« Mais oui voyons, le Chi c'est l'énergie !!! »
« Aaaaah ». J'ai un peu de mal à concevoir que l'énergie soit ravie de ce concert pas du tout fil-harmonique mais je ne contredis pas mon amie.

J'arrête la main de Juliette alors qu'elle la pose sur la clenche de la porte de sa chambre.
« Dis moi, de quel élément est ta chambre ? »
Je veux me préparer. Je vais vite me rendre compte me faisais des illusions, Juliette a dépassé tout ce que mon imagination a pu concevoir.
« L'élément terre !! » crie-t-elle joyeusement.
Je la vois heureuse que je m'intéresse à ce qu'elle fait.
« C'est ma zone amour. Entre ! »
Elle me prend la main et m'entraîne à l'intérieur de la pièce. J'en ai le souffle coupé. Sur tout le pan du mur derrière le lit, un poster représente un champ cultivé, brun foncé, avec un énorme tracteur jaune au beau milieu.
Comment est ce que ça peut inspirer l'amour ? Ca me dépasse. Juliette rayonne, elle me montre les taies d'oreiller du plus bel ocre vif, les poteries qui ornent tous les meubles. Ca donne quasi un air mexicain. Un groupe de chanteurs à moustache bronzés et portant un sombrero ne dénoterait pas dans la chambre. Je ris en imaginant la situation. Juliette et Julien allongés sous le tracteur, les mariachis au pied du lit entamant une cucaracha endiablée. C'est sûr que ça va favoriser l'amour .
« Qu'est ce que tu as ? » me demande Juliette en me voyant me tordre de rire
Je lui explique. Elle hésite un moment entre offuscation et rire. Le rire l'emporte et nous nous retrouvons sur le lit, chantant à tue tête la cucaracha.

Ayant repris notre sérieux, je me lève pour admirer les nouvelles tentures marron agrémentées de bêches et de rateaux quand mon pied heurte quelque chose posé à côté du lit. Je baisse les yeux. Un énorme pot de peinture orange fluo semble attendre qu'on l'ouvre. Des pinceaux sont posés sur le couvercle.
« Juliette ? »
« Mmmmm ? »
« La peinture orange c'est pour ... ? »
« La chambre bien sûr ! (Bien sûr, comment n'ai je pas compris que c'est feng shui ? ) ... Et tu vas peindre ... tous les murs ?
Juliette sourit de toutes ses dents.
« Ouiiiiiiiiii ! Et puis je vais peindre la porte d'entrée en mauve, mettre des miroirs sur tout le mur du couloir et creuser devant la maison pour mettre une piscine ! Prends un pinceau, on va commencer à peindre tout de suite ! Je vais chercher des tabliers, j'arrive !! »


Je la regarde quitter la chambre et je prends mon gsm.
« Allo Julien ? C'est Eli. Je suis chez toi avec Juliette. Il faut que tu reviennes.... Oui, tout de suite. C'est important, ta vie de couple en dépend ! »

Je raccroche alors que Juliette entre dans la pièce en salopette avec un foulard sur la tête.

Juliette (5ème partie)

Résumé : Juliette, fervente défenderesse de la planète, partage ses croisades écologiques avec son amie Eli qui nous les raconte. Après avoir tenté de remplacer les moyens de communication modernes par les pigeons voyageurs et les signaux de fumée, Juliette s'est lancée dans le feng shui. Devant l'ampleur des changements effectués par son amie dans sa maison, Eli a appelé Julien, le mari de Juliette, à l'aide.

Cinq minutes plus tard j'entendis un crissement de pneus devant la maison.

Puis un juron.

Puis une succession de jurons tous plus fleuris les uns que les autres.

Je reconnus la voix de Julien et j'en restai bouche bée. Lui si calme, si doux, si flegmatique.... Lui le gendre idéal pour ma britannique mère... Lui si posé connaissait des jurons que je n'oserais jamais prononcer, même pas en langage des signes.

Juliette avait elle aussi entendu la voiture et avait relevé la tête. Le mouvement de ses mains en train d'ouvrir le pot de peinture orange s'était arrêté net. Je l'ai vu mordre sa lèvre inférieure, signe chez elle d'une inquiétude naissante. La porte d'entrée a claqué. Assez fort pour nous faire sursauter. La lèvre de Juliette devenait rouge vif sous la pression des dents.

« Juliette, où es tu ? » La question de Julien contenait une menace non voilée, l'orage approchait et je ne savais trop comment réagir.

Juliette non plus, je voyais passer sur son visage les différentes options : riposter, pleurer, enjôler. Elle n'avait que quelques secondes pour se décider.

« Je suis dans notre chambre mon chéri ». Elle avait choisi. J'allais avoir droit à une scène de séduction made in Juliette et j'avais hâte de voir ça. Pour éviter d'être prise à partie, je me recroquevillai dans le coin entre la garde robe et une étagère sur laquelle je vis une collection de grenouilles tenant dans leurs bouches des pièces chinoises. L'une d'entre elle me fixait d'un regard bizarre. Je la retournai en direction du mur.

« Qu'est ce que c'est que ça ? Qu'est ce qu'il t'a pris d'installer un tigre et un dragon monstrueux devant la maison ? Et la peinture ? Ne me dis pas qu'on va dormir en dessous d'un tracteur dans une chambre orange ? ». La voix de Julien lançait des éclairs. Ses yeux aussi. Il tournait dans la chambre comme un lion en cage. Je m'attendais à l'entendre grogner.

J'avais une envie folle de lui suggérer d'aller voir les toilettes mais je me retins.

Juliette, imperturbable, s'élança vers son mari en souriant et lui passa les bras autour du coup. Je vis Julien se mordre à son tour la lèvre. C'était décidément une manie familiale.

« Notre maison va avoir la meilleure énergie qui soit. Nous serons détendus, calmes, heureux grâce au feng shui. »

Le calme et la détente n'étaient visiblement pas présents en Julien pendant les explications de sa femme. Il serrait les mâchoires et fronçait les sourcils. Je calculai la distance entre mon recoin et la porte de la chambre. Impossible de me faufiler sans qu'ils me remarquent, j'étais condamnée à jouer le caméléon contre la tapisserie en attendant la fin du débat.

Les yeux de mon amie devinrent papillons. Limite papillons épileptiques tant elle battait des cils rapidement. « Fais moi confiance mon coeur, c'est pour le bonheur de notre couple que je fais tout ça . Viens voir la salle à manger, j'ai prévu d'installer une cascade au milieu de la pièce pour attirer l'argent » Juliette tirait sur la main de Julien qui ne bougeait pas d'un millimètre.

Elle tenta alors son arme d'habitude irrésistible : les baisers dans le cou. Elle m'avait un jour expliqué qu'elle obtenait tout ce qu'elle voulait quand elle embrassait langoureusement Julien derrière ses oreilles et dans la nuque.

Je m'étais promis d'essayer avec Bob. A la première occasion j'avais tenté la manoeuvre et ça n'avait pas eu l'effet escompté. Bob avait des terminaisons nerveuses très réactives derrière les oreilles et le premier baiser avait provoqué un fou rire et des gestes désordonnés. Comme j'avais insisté en me disant que des baisers plus insistants éveilleraient une dévotion infinie, les bras de Bob avaient effectué une arabesque digne d'un danseur étoile et s'étaient rabattus violemment sur mon dos, me déplaçant une vertèbre. Je n'ai pas expliqué à l'ostéopathe la raison de l'accident, il y a des choses à garder pour soi.

Julien restait dressé comme un roc et ne daignait ni se baisser pour laisser faire Juliette ni la prendre dans ses bras et la porter. Je me demandai si elle allait grimper sur une chaise ou pousser son mari sur le lit. Elle fit mieux que ça et je me dis qu'elle avait une fameuse longueur d'avance sur moi en ce qui concernait la séduction. Elle baissa la tête et émit un son entre soupir et reniflement.

« Tu ne m'aimes plus ... » On sentait dans sa voix un sanglot naissant. Si je ne la connaissais pas j'aurais cru qu'elle était sérieusement malheureuse.

Julien hésita. Il regardait sa femme qui prenait un mouchoir et se couvrait les yeux comme pour cacher ses larmes. Je le vis faire un pas vers Juliette puis se figer en regardant le tracteur sur le mur. C'est vrai que ça avait de quoi refroidir tout élan amoureux.

Il murmura alors « je reviens » et quitta la chambre.

Je me précipitai vers Juliette et m'assis à ses côtés. Même si je la soupçonnais de faire semblant, je préférais la rassurer.

« Julien ne t'en veut pas, il a été surpris ... »

Je n'eus pas le temps de continuer que mon amie m'interrompit « je sais, ne t'inquiète pas ». Elle souriait et ses yeux brillaient de malice. Je secouai la tête en riant « Tu es incroyable ! »

Les pas de Julien se faisant entendre, je retournai dans mon coin aux grenouilles.

Il entra dans la chambre avec un verre de vin. Il en but une gorgée (vu la rougeur de ses joues, ce ne devait pas être la première) et fit face à Juliette.

« Ma chérie, je veux bien croire que tu as fait tout ceci pour que nous soyons heureux chez nous. Mais nous le sommes déjà. Et nous le serons toujours. Pas besoin de tigre, de dragon ou d'aquarium (tiens tiens ! il a été dans les toilettes ! J'aurais donné cher pour voir sa tête lorsqu'il y est entré), je t'aime et j'aime notre vie telle qu'elle est. Tu es la femme la plus merveilleuse qui existe. »

Je me mordis la lèvres (ça devait être contagieux) pour éviter de dire qu'il y avait peut être deux femmes merveilleuses sur terre.

Juliette leva vers son mari des yeux aussi attendrissants que ceux des chiots qui veulent être adoptés et se moucha bruyamment.

« Je t'aime aussi. On peut peut être quand même garder le tigre et le tracteur ? »

Sa voix fluette aurait attendri le coeur le plus dur.

« Non (Julien avait une force de caractère qui m'épatait), j'ai une autre idée. Partons en vacances tous les deux. Je vais réserver une semaine sur une île au soleil. Prépare tes valises ».

Le mot « vacances » eut le même effet qu'un « tilt » de billard dans le cerveau de Juliette. Elle s'est relevée et a sauté au cou de son mari.

« J'ai besoin d'un paréo ! Et d'un nouveau maillot ! »

( « Evite les maillots tricotés », ai-je pensé en souriant au souvenir de notre rencontre.)

« D'accord, va faire tes courses,dit Julien en souriant. Pendant ce temps là je m'occupe de remettre la maison en ordre. »

Julien se retourna vers moi et me fit un clin d'oeil, il avait gagné !

...