Le prénom

07/09/2017

La main posée sur mon ventre, je regarde à nouveau l'écran de ma tablette avec effroi.
13 août, fête des Hippolyte, Cassien, Cassius, Diciole, Hippolyne, Tikhon, Vibert, Vitaliana, Wibert, et le plus beau de tous : Radegonde ...
Qu'est ce qui m'a pris d'accepter la proposition du futur papa ?

Alors que j'atteignais le 7ème mois de grossesse, nous n'arrivions toujours pas à décider quel prénom choisir pour notre futur bébé et nous avions établi chacun une liste, à gauche des prénoms de filles, à droite ceux des garçons, inscrits par ordre de préférence. Jusque là tout allait bien, nous voguions sur un lac paisible d'enthousiasme et de joie.

Des heures ... cela nous a pris des heures à discuter, parlementer, tenter de séduire, envisager la menace ... on a tout essayé pour que « le » prénom fasse partie de ceux qu'on avait chacun choisis.
Parce que, bien sûr, nos listes respectives n'avaient aucun prénom commun...

Nous avons commencé une joute verbale qui s'est éternisée jusque tard dans la nuit. Je proposais Céleste, il répondait Bertille. Pour contrer son Marceau, j'ai affirmé « Louis ».... J'ai eu l'impression que jamais ça n'aurait de fin. Elisabeth, Emma, Victoire, Olivia, Ismaël, Bertrand, Jules, Théo ... nos listes n'en finissaient pas et aucun de nous ne pliait. Je me rappelle qu'à la fin, vers 3 heures du matin, il a murmuré Eusèbe, qui était le prénom de son grand-père. A ce moment-là j'ai sombré dans un sommeil peuplé de prénoms m'attaquant comme des moustiques. Au petit matin, quand le réveil a sonné, j'ai récupéré mes forces et j'ai décidé que je ferais tout pour que notre bébé s'appelle Marius ou Charlotte, comme je l'avais écrit en tête de ma liste !

Je me rappelle le jour où j'ai revêtu ma nuisette la plus sexy et où je me suis maquillée et coiffée comme pour aller à la remise des Oscars à Cannes. Quelques gouttes de parfum sur les poignets, derrière les oreilles et à la naissance des seins, partout où il aimait fourrer son nez. J'avais même enfilé des bas autoportants, qui sont, tous les hommes le disent dans les revues, ce qu'il y a de plus affriolant. Je m'étais alors avancée vers lui qui regardait la télévision dans le salon éclairé par quelques bougies, en prenant l'air le plus lascif que j'aie pu trouver, et en comptant sur mes références littéraires pour me guider dans ma soirée de femme fatale.

A deux mètres de lui, alors qu'il levait des yeux étonnés vers moi, mes bas autoportants se sont désautoportés d'un coup sec. Les voyant tous les deux ratatinés au niveau de mes chevilles, j'ai gardé le sourire, un peu crispé quand même, et j'ai continué à m'approcher en me déhanchant lentement. Je ne sais pas à quoi ça a pu ressembler mais je donnerais cher pour avoir une vidéo de Shakira enceinte de 9 mois en train de danser. En tout cas j'étais loin de sa chorégraphie, je l'ai compris bien vite en voyant un début de fou rire faire devenir tout rouge le visage de mon mari.

A peine décontenancée (je me répétais mon but en boucle « ce sera Marius ou Charlotte ! »), j'ai fait mine de rien et je me suis assise délicatement à ses côtés. Enfin... délicatement n'est peut-être pas le mot exact. J'ai plutôt été emportée par mon poids vers le divan sur lequel j'ai chu, faisant sauter les coussins, et mon mari avec eux.

Avec un regard enjôleur qui tendait vers le papillonnage excessif à cause d'un faux cil frottant contre ma cornée, je lui ai susurré des mots d'amour et j'ai tendu mes lèvres pour un baiser sensuel. C'était sans compter sur le manque d'élasticité de ma nuisette qui n' a pas résisté plus longtemps à mes contorsions et a émis un lent mais ferme craquement. Il faut dire que je ne l'avais plus mise depuis le 4ème mois de grossesse, me sentant autant à l'aise dedans qu'un saucisson ficelé dans son emballage. Par réflexe, j'ai posé la main sur le tissu et j'ai senti le vide qui s'agrandissait entre les coutures. La nuisette allait exploser.

Une réflexion rapide et j'ai continué, je n'allais pas arrêter si près du but ! Et puis si la nuisette éclatait, on éviterait le déshabillage, c'était toujours ça de pris. Parce qu'avec mon ventre rond comme une montgolfière, me mouvoir tenait du miracle. Il devait bien rire le petit bout au chaud dans sa nacelle quand je me tortillais pour enlever un pull ou entrer dans une paire de chaussettes !

Nous en étions donc à deux doigts de nous laisser emporter sauvagement par un désir fou. Du moins c'est ce que je me forçais encore à espérer. Je crois qu'au fond de moi je savais que c'était foutu. Je le voyais, écarlate, les larmes coulant de ses yeux, avec autant de difficulté à respirer que le jour où il avait décidé d'aller faire un cross matinal autour du quartier. Il essayait de rester digne, probablement pour ne pas me vexer, mais je ne pouvais pas affirmer que ce que je lisais dans son regard était une chaude pulsion romantique.

J'ai alors joué le tout pour le tout, attrapant sa tête et l'enfouissant entre mes seins, glissant l'autre main sous sa chemise et murmurant les mots les plus osés que j'ai trouvés. Mon ton ressemblait à s'y méprendre à la réplique de Kaa dans le Livre de la Jungle « aie confiaannnnceee ». J'ai ajouté à mes phrases sensées lui donner envie de moi, des injonctions dont j'espérais qu'elles aient le même effet que les messages subliminaux que l'on passe au cinéma. Vous voyez, quand, au beau milieu d'un film passent des images de boisson sucrée vendue à l'entrée, tellement rapidement que seul le cerveau les perçoit, et que tout à coup on n'a qu'une envie : se précipiter vers la sortie de la salle et aller boire.

« Marius ... Charlotte ... » je glissais mes prénoms entre deux mots d'amour, toujours collée à lui. « Tu aimes ces prénoms n'est ce pas mon chéri ... » murmurais-je en lui mordillant l'oreille. Et là, en une seconde, mon entreprise machiavélique s'arrêta brusquement : mon mari ne put retenir son fou-rire plus longtemps, releva la tête, accrocha au passage la bretelle de la nuisette qui se déchira totalement, me laissant nue sur le divan, l'air vraiment moins sexy, au bord moi aussi d'un éclat de rire.

Choisir la séduction pour l'envoûter jusqu'à ce qu'il se rallie à mes choix de prénoms n'était pas l'idée du siècle. Je suis allée me rhabiller en courant pour éviter qu'il ne voie les bas qui n'avaient pas remonté d'un centimètre sur mes jambes et j'ai admis ma défaite. Du moins c'est ce qu'il a cru parce qu'en moi, derrière mon sourire dépité, germait la tentative de corruption suivante. Et celle là n'allait pas m'obliger à utiliser mon corps comme appât. Fini de jouer à Shakira, j'allais frapper plus fort, l'heure du chantage approchait !

Un frisson parcourt mon dos et j'attrape ma moitié de couette avant de replonger dans les souvenirs
J'avais mis ce matin la liste des saints du 13 août comme fond d'écran sur mon ordinateur, pour conjurer le sort. Je l'avais aussi imprimée et collée aux endroits stratégiques de la maison : sur le frigo (mes envies de mousse au chocolat étaient plus fréquentes que jamais. Mon gynécologue en avait d'ailleurs perdu une bonne partie de ses cheveux tant il s'était énervé en voyant mon poids augmenter et en ayant vite compris que je ne ferais aucun effort pour résister à la tentation. A ma décharge, j'avais toujours entendu les femmes dire « on mange ce qu'on veut quand on est enceinte, c'est un des avantages ». Et je comptais bien appliquer ce principe à la lettre), sur la planche des wc (mon bébé qui s'appellera Marius ou Charlotte appuyait de toutes ses forces sur ma vessie, j'aurais pu installer mon quartier général dans les toilettes, j'y revenais sans arrêt), sur ma table de chevet et sur le mur derrière la télévision (la grossesse avait fait naître en moi une passion pour les séries à l'eau de rose, celles que je ne supportais pas avant, et je passais de longues heures à me réjouir/frémir/sangloter au rythme des histoires palpitantes des héros du petit écran).

Tout en relisant ces prénoms, allongée sur mon lit, je me rappelle de cet instant maudit où mon mari a dit :"puisqu'on ne sait pas se décider, on prendra le prénom du saint ou de la sainte du jour ». Et moi j'ai répondu haut et fort "d'accord !!"

Qu'est ce qui m'avait donc pris ? Je ne pouvais même pas plaider un moment de folie, comme les accusés au tribunal, mon mari témoignerait que j'avais toute ma tête (ce qui est plutôt un compliment au fond, même si ça ne m'arrange pas)
.
En soupirant; je laisse les prénoms créer des images de notre futur ...
Hippolite, Hippolyne ... je me vois déjà au milieu d'un manège, moi qui ai une peur bleue des chevaux. Petite mes parents avaient bien tenté un rapprochement avec la race équine lors d'une fête foraine. Mais, à cheval sur un poney, je tremblais de la tête aux pieds et, au moment où il a démarré pour son tour de piste avec une telle lenteur qu'il aurait pu lui même s'endormir, je me suis penchée sur son encolure et j'ai hurlé dans son oreille gauche « pas si viiiiiiiiiite, ne va pas si viiiiiiiiiiiite, arrêêêêêêteeee ». Mon coeur battait la chamade et je me suis crue à la fin de ma vie. J'espère que ce pauvre poney n'a pas perdue l'ouïe côté gauche de ma faute, et surtout qu'il n'est plus dans ce manège abrutissant, mais ça c'est un autre problème.

Cassius, un prénom de boxeur ... pourvu que ce soit une fille ...
Vitaliana, un nom parfait pour un yaourt aux fruits frais ... pourvu que ce soit un garçon ...
Diciole ... on dirait un nom de maladie ...

Un coup de pied me fait sursauter et je sens mon ventre se tendre. La douleur est supportable mais je sais que ce n'est que le début. Si les choses prennent de la vitesse, je me tordrai bientôt de mal en respirant comme une bouilloire trop pleine de vapeur, sous l'effet des contractions. Avec peut être en prime, une flaque autour de moi si je perds les eaux.

Inspirant le plus calmement possible je me concentre mentalement « j'ai très envie de te voir petit d'homme, mais s'il te plait attends demain. Si tu viens aujourd'hui tu porteras un prénom qui ne sera pas du tout à ton avantage ... »

Mon ventre détendu, je reprends la liste ... Tikhon ... je relis le prénom 10 fois :que dire, qu'en penser , comment est-ce possible ... Que celui qui ne songera pas à l'expression « tais-toi (p)Tikhon » me jette la première pierre, j'ai éclaté de rire, non ce n'est pas possible !

Un dernier coup d'oeil ... Radegonde ... Internet m'avait appris que plusieurs nobles dames ont porté ce ravissant prénom ... ravissant pour l'époque sans doute parce que je me vois mal, alors qu'une petite fille est posée toute chaude sur mon ventre, dire fièrement aux infirmières « elle s'appelle Radegonde ». Il leur faudra une réanimation d'urgence ou un taux de self contrôle au dessus de la moyenne pour rester sérieuses ... Et je n'ose pas imaginer les réactions de la famille, des amis et de tous ceux qu'elles rencontrera tout au long de sa vie...

Bon ! Secouons nous, me dis je avec détermination, l'opération chantage doit marcher, va marcher ! Un froncement de sourcil témoigne du vide sidéral qui se forme dans mon esprit après cette déclaration énergique. Faire du chantage avec quoi ? « Mon chéri, nous ne ferons plus l'amour si tu ne choisis pas un des prénoms de ma liste » ... jamais il ne cédera, mon état n'est plus propice à des nuits d'ivresse depuis un petit bout de temps et il a pris l'habitude d'attendre des jours meilleurs ... « Si tu ne fais pas ce que je veux, finis les petits plats, les soirées entre copains, et la play station ira au grenier »... Pas crédible non plus, il a justement décidé de faire attention à sa ligne et j'ai toujours pensé qu'il préférerait se passer de moi que de ses jeux. Et puis il sait que je ne peux pas l'obliger à quoique ce soit, c'est d'ailleurs ça qui fait notre force , nous nous respectons comme nous sommes.

En même pas 5 minutes, mon nouveau plan avait coulé avant même d'avoir été mis à la mer.
Et mon ventre qui se crispe de plus en plus fort ...

Un coup d'oeil au réveil. 23H02. Il reste moins d'une heure et je serai débarrassée de la menace de ces prénoms. Tiens bon, bébé, ça en vaut la peine! Reste dans mon ventre encore 58 minutes, dors mon bébé, dors ... Ma main caresse et je freine ma respiration, en espérant lui insuffler l'envie de s'assoupir jusque demain. Je regarde mon mari bouger dans son sommeil et je me recroqueville contre lui.

Le soleil envahit déjà la chambre lorsque je me réveille et, si je n'étais pas lestée par mon ventre, je sauterais de joie. Le 13 août est passé, il ne s'appellera pas Cassius, Radegonde ou Tikhon !! J'en pleurerais tant je suis rassurée.
Mais cette joie s'éteint vite lorsqu'un doute m'assaille ... J'attrape le calendrier et je lis : 14 août, nous fêtons aujourd'hui les Athanasie, Rion, Riowen, Evrard et Maximilien-Marie. Mon Dieu non ce n'est pas vrai ! Je me demande si ce n'est pas pire qu'hier !

Je n'ai pas le temps d'envisager la tentative ultime pour faire changer mon mari d'idée : les gros sanglots et l'imploration, avec toutes les promesses imaginables, qu'une contraction me coupe le souffle. Pas une contraction d'essai, non ! Mon ventre devient aussi dur que de la pierre et j'ai l'impression qu'une foreuse entre dans mes reins. 10 ... 11 ... 12 ... je compte les secondes pour occuper mon esprit et ne pas hurler. Il va falloir aller à l'hôpital, mon passager veut voir la lumière du jour et me le fait bien comprendre.

Quelques heures plus tard, alors que l'infirmière pose doucement sur mon ventre la plus magnifique petite fille que la terre ait porté, je lève les yeux vers mon mari qui me sourit. Je vois dans son regard pétiller un éclair de malice et il dit fièrement à l'infirmière « nous lui avons choisi un très beau prénom (mon coeur s'arrête. Il me semble entendre toutes les Athanasie de l'histoire de l'humanité applaudir)... elle s'appelle Charlotte. »