L'avalanche
- Tu es bien joyeux ce matin, quelque chose de spécial est prévu aujourd'hui ?
Stéphane regarde, étonné, son fils qui dévore une crêpe au sucre avec appétit, le sourire aux lèvres.
Il faut dire que Stan n'est jamais heureux les jours d'école, il traîne les pieds, refuse de manger et tire une tête qui décourage toute conversation.
- Non, rien de spécial, c'est comme d'hab.
Stan prend une deuxième crêpe et la roule.
Pour un peu il regarderait dedans comme dans une longue-vue en se proclamant capitaine de frégate, comme lorsqu'il était enfant, se souvient Stéphane. Que se passe-t-il donc pour que son fils adolescent taciturne soit si rayonnant ?
Au risque de le braquer, ce qui arrive très souvent ces derniers temps lorsque quelqu'un pose à Stan une question qu'il juge intrusive - et il les trouve toutes intrusives -, il veut en savoir plus et connaître la clé de ce mystère.
- Tout se passe bien à l'école ?
Stéphane retient sa respiration. Va-t-il se trouver à nouveau face à un mur ou des récriminations concernant sa curiosité exagérée ?
- Oh oui !
- Oh oui ?
Stéphane en a recraché la gorgée de café qu'il allait avaler.
Stan, soudain sérieux, le regarde intensément. Il semble réfléchir. Après quelques secondes à scruter son père, il lui dit :
- Hier, Madame Marsange m'a dit qu'elle me trouvait intelligent.
- Mais bien sûr que tu l'es.
Stéphane ne comprend pas, qu'y a-t-il de si important là-dedans ?
- Ah bon ?
Stan fixe toujours son père. Une once de doute voile son regard, il fronce les sourcils.
- Mais bien sûr, et tu le sais.
- Je ne le savais pas, non.
C'est au tour de Stéphane de plisser les yeux de stupéfaction.
- Mais, comment peux-tu ne pas le savoir ?
Il ne comprend pas... il a toujours admiré l'esprit de son fils, sa capacité à étudier, sa logique intellectuelle, son ouverture aux connaissances, sa mémoire ...
- Tu ne me l'as jamais dit ...
La voix de Stan s'est faite plus basse. Il y a comme du regret dans ses quelques mots.
- Mais si voyons ...
- Non papa, tu ne m'as jamais dit que tu me trouvais intelligent.
Stéphane réfléchit. Se pourrait-il qu'il n'ait jamais mis de mots sur sa fierté et sa joie d'avoir un fils tel que Stan ? Se pourrait-il qu'il ait oublié l'importance de lui exprimer qui il est à ses yeux ?
- Je suis désolé Stan, je pensais vraiment te l'avoir dit. Je le pense si souvent. Je suis si fier de toi. Tu es non seulement très intelligent, tu es aussi débrouillard, inventif, volontaire, doué d'une imagination sans limite qui m'éblouit et digne de confiance. Je t'admire, tu sais.
Stan a des larmes dans les yeux. Stéphane s'approche et pose sa main sur son épaule.
- Je suis heureux que tu sois mon fils. Tu as d'innombrables talents et une personnalité telle que tu peux tout réussir.
Stan renifle, les larmes coulent malgré lui sur ses joues et Stéphane prend conscience qu'il avait oublié de faire des compliments à son fils. Et pas qu'à lui ...
- Merci mon grand, grâce à toi je réalise que j'ai beaucoup de choses à dire à ta mère, à mes amis et à mes collègues.
Stan sourit.
- Papa, tu me trouves donc intelligent toi aussi ?
Il a besoin de l'entendre à nouveau, pour être certain de ne pas avoir rêvé et pour recevoir la dose d'amour que son père ne lui avait pas donnée jusqu'ici.
- Oui, tu es intelligent et crois-moi, je te le redirai souvent. En attendant, il est l'heure de partir, on y va ?
Stan se mouche et attrape son sac.
- Let's go ! crie-t-il en riant.
Madame Marsange est déjà installée derrière son grand bureau de bois foncé lorsque les élèves entrent dans la classe. Stan lui dit bonjour en passant près d'elle, elle répond d'un sourire.
- Il est différent ce matin, se dit-elle, se souvenant du cours de la veille.
Elle avait longuement préparé cette heure du cours de français. Depuis le début de l'année, elle avait appris à connaître ses élèves, leurs réactions, leurs caractères, et elle avait eu l'intuition qu'elle pouvait les aider à s'épanouir. Elle avait beaucoup réfléchi à la confiance en soi, à l'estime de soi, à l'importance de se sentir fier de soi pour réussir dans la vie. Elle avait alors décidé de prendre un quart d'heure pour parler aux élèves d'une manière différente.
Elle leur avait dit qu'elle avait quelque chose d'important à leur communiquer, qui les concernait chacun personnellement. Elle leur avait alors expliqué qu'ils avaient chacun de la valeur, qu'ils avaient chacun une personnalité unique et riche, que tous ils pouvaient faire de grandes choses.
Quand Stan avait levé la main pour lui demander comment il pouvait être sûr qu'il ferait de grandes choses, elle lui avait répondu :
- Tu es intelligent Stan.
Elle l'avait vu lever un regard étonné.
- Tu es intelligent, tu peux me croire.
Il n'avait rien ajouté, il semblait abasourdi.
Rentrée chez elle, elle avait pris des papiers, des enveloppes et son stylo et avait écrit 27 cartes, une pour chacun de ses élèves.
A présent qu'ils sont tous installés sur leur chaise, elle leur demande de prendre l'enveloppe qu'elle a glissée dans chaque bureau.
- C'est un examen ? demande Agathe, crispée.
- Non, ne t'inquiète pas, il n'est pas question d'examen ou d'interrogation.
- Une carte de Noël en plein mois de mai ? ricane Olympe en fredonnant Jingle Bells.
Les élèves rient et Olympe fait une révérence. Dès qu'elle le peut, l'adolescente joue son rôle de clown.
- Ouvre l'enveloppe, Olympe, dit en souriant Madame Marsange.
- Tu as un grand cœur, lit Olympe. Qu'est-ce que ça veut dire ?
Chaque élève a ouvert son enveloppe et lit, certains surpris, d'autres méfiants, les quelques mots calligraphiés sur le papier blanc.
L'un après l'autre ils se tournent vers leur professeur, attendant une explication.
- Nous arrivons bientôt à la fin de l'année scolaire et je n''ai jamais pris le temps de vous dire combien je vous trouve fantastiques.
Olympe la coupe.
- Certains plus que d'autres, lance-t-elle en secouant ses cheveux comme si elle était une star devant un public.
- Tu te trompes, reprend calmement Madame Marsange alors que les élèves ont à peine souri de l'intervention d'Olympe, impatients qu'ils sont de connaître la suite de ce cours si étrange. Tous, sans exception, vous avez un talent, un don, plusieurs mêmes, et je vous admire.
Elle les regarde un par un, lentement, avec un grand sourire. Elle croise leurs regards. Certains la fixent sans comprendre, d'autres baissent les yeux.
- Olympe, continue-t-elle, tu es une jeune fille généreuse. Oh! Bien sûr tu joues le clown en classe, et tu as certainement une bonne raison pour cela, mais ce que je vois au-delà de ce rôle, c'est ton grand cœur quand discrètement tu ramasses un pull tombé d'une chaise, quand tu ouvres la porte à un élève dont les bras sont chargés de fardes, quand tu te tais pour laisser quelqu'un d'autre répondre alors que tu connais la solution d'un exercice et quand tu mets une tape dans le dos de quelqu'un qui a réussi une interro. Tu es attentionnée, tu prends soin des autres. Discrètement tu améliores la journée de ceux qui t'entourent.
Olympe se tait. Elle semble différente tout à coup, même physiquement. Assise sur sa chaise sans plus se trémousser comme elle en a l'habitude, elle serre très fort ses mains l'une contre l'autre et regarde vers le bas.
- Tu peux être fière de toi Olympe, dit son professeur avec douceur, je suis fière de toi.
Deux élèves qui se moquent d'habitude de l'exubérance d'Olympe et de son manque de féminité la regardent, surprises de la découvrir différemment. Stan comprend que la jeune fille ressent la même émotion qu'il a vécue la veille, le même remue-ménage dans son cœur.
D'autres relisent le mot de Madame Marsange, pensifs.
- Est-ce qu'un ou une d'entre vous souhaite partager ce que je lui ai écrit ? Vous n'êtes pas obligés, c'est comme vous voulez. Je vous ai écrit ce que je pense réellement de vous. Ca fait du bien n'est-ce pas ? Nous ne nous connaissons pas assez pour que je sache si quelqu'un vous fait des compliments et, surtout, si vous vous rendez compte de combien vous avez de la valeur.
Le professeur les observe en souriant. Certains relisent le mot encore et encore, d'autres ont les joues roses d'émotions et d'autres encore semblent éberlués.
- Voulez-vous que je vous explique un par un ce que je vous ai écrit ?
Avides de savoir, ils hochent la tête en signe d'assentiment.
- Caroline, tu as une créativité exceptionnelle, tu sais matérialiser tout ce que tu imagines, que ce soit en dessinant, en écrivant ou en fabriquant des bijoux. Oui, j'ai vu que tu en portais souvent des neufs, et je t'ai entendue expliquer à Lana comment tu les confectionnes. Tu peux être fière de ce que tu crées.
Caroline rougit et attrape la main de Lana comme pour mieux gérer son émotion.
Emma lui demande " c'est toi qui fait tes colliers ? ". Caroline acquiesce, un peu gênée. "Waouw ! dit Emma, ils sont plus beaux que ceux des magasins. " Les joues de Caroline deviennent cramoisies.
- Ne sois pas gênée de ce que tu fais, Caroline, dit doucement Madame Marsange. Sois fière de toi et ose montrer tes réalisations. Tu mérites les compliments que tu reçois.
- Je suis solide, ça veut dire que j'ai de la force ? demande Bryan en montrant ses biceps.
Les élèves rient et Madame Marsange aussi. Tu as de la force, c'est certain, lui répond-elle, mais tu es aussi quelqu'un sur qui on peut toujours compter. Tu es là quoiqu'il arrive, prêt à aider. Tu rassures. Les personnes comme toi sont importantes. Quoiqu'il se passe tu analyses la situation et tu restes calme.
Bryan gonfle le torse, il aime ce qu'il entend. "C'est vrai que je suis solide, pense-t-il. Papa est comme ça aussi. Il est pompier, et dans les pires incendies, il garde la tête froide et on peut compter sur lui . Je serai pompier moi aussi ", se dit-il.
Madame Marsange continue jusqu'à la sonnerie. Elle n'a oublié aucun de ses élèves. Ils lui semblent changés, plus heureux, plus rayonnants.
Lorsqu'elle revient dans la classe pour l'heure de cours suivante, elle trouve une enveloppe sur son bureau. Etonnée elle l'ouvre sous les regards impatients de ses élèves. Elle lit la petite carte signée de tous les prénoms et ses yeux s'embuent de larmes. « Vous êtes un professeur fantastic ». Elle reconnait l'écriture de Jade et sa manie d'écrire des mots en anglais. Elle prend une profonde inspiration.
- Merci, je suis très touchée, vous me faites un immense plaisir.
Puis elle ajoute, pour détendre l'atmosphère et éviter de pleurer :
- Je crois bien que nous sommes une classe hyper fantastique tous ensemble ».
Les élèves rient, certains crient « ouiiii » ; Jade, bien entendu lance un grand « yes ! ».
Ce que Madame Marsange ne sait pas, c'est que Bryan a dit hier soir à son père qu'il voulait être solide comme lui et que son père l'a pris dans ses bras et l'a serré très fort. Elle ne se doute pas que Pernille a dit à ses petites sœurs qu'elle admire leur façon de danser, que Vanille a envoyé des messages à ses meilleures amies pour les remercier d'écouter ses histoires d'amour et que Yanis a dit à son voisin, dont il se moquait régulièrement parce qu'il parle aux fleurs, que grâce à lui le quartier est plus beau.
Les compliments de Madame Marsange ont créé un effet boule de neige et une avalanche qui « fait du bien au cœur » s'est mise en mouvement. Il a suffi de quelques mots pour changer la vie de ses élèves, la sienne, et celles de ceux qui les entourent.