La tribu

01/06/2022

Le soleil de cette fin de journée n'avait pas encore atteint la limite entre le bleu foncé de l'océan et le bleu lumineux du ciel. De ses doux rayons il faisait briller les vagues et la coque blanche du dernier bateau qui rentrait vers le port. Le bruit du moteur faisait penser à Lucas à la chanson des ailes d'un gros bourdon. Il souriait, imaginant ce gros nounours volant au-dessus des flots, éclaboussé par les gerbes d'eau. Spontanément il l'avait baptisé Georges. Et Georges portait un maillot rouge et des lunettes de plongée.

Parce que Lucas était un rêveur. Son imagination aussi fertile qu'un champ couvert de fleurs lui faisait voir la vie comme un univers magique. Les animaux portaient des prénoms, les fleurs se racontaient des histoires, la lune envoyait sur la terre des soucoupes remplies de sable magique pour rétablir les bancs de coraux dévastés.

- Ca va mon grand ?

Lucas sursauta. Il jeta un œil à gauche, puis à droite. Un peu plus loin sur la jetée, un vieux marin démêlait une grosse corde. Lucas regarda derrière lui. Il n'y avait personne d'autre. La grosse voix bourrue était donc celle de cet homme.

Il décida de ne pas répondre et se concentra sur l'horizon.

- Tu es bien silencieux, reprit le marin.

Lucas ne put retenir un soupir. Il n'avait aucune envie de discuter. Avec personne. Il voulait qu'on lui fiche la paix. Tout allait de travers dans sa vie et rien ni personne ne pourrait le détourner de ses réflexions moroses.

Le bateau blanc approchait, il vit le capitaine bien droit à la barre, fier, majestueux. Lucas s'imagina à sa place. « Lui au moins doit être heureux, il est seul sur son embarcation, personne ne l'embête, et il a la mer comme amie »

- Veux-tu bien m'aider ?

Lucas se tourna vers le vieil homme qui lui tendait la corde en souriant. C'était un marin comme dans les livres d'aventures, avec une ancre tatouée sur le bras, une casquette noire et un pull rayé bleu et blanc. Sa barbe blonde lui mangeait le visage et Lucas voyait à peine ses yeux très clairs cachés par les rides que le sourire traçait sur ses joues.

Lentement, sans envie, Lucas se leva et prit la corde.

- Rassieds-toi mon garçon, tiens-la fermement pendant que je dénoue le reste.

Lucas regardait les grandes mains puissantes manier la corde avec dextérité. Le marin sentait le tabac, celui de la pipe, que Lucas connaissait bien parce que son grand-père la fumait parfois lorsqu'il passait la soirée chez lui.

- C'est une belle journée, n'est-ce pas ? dit le vieux marin sans arrêter ses mouvements.

- Bof, répliqua sans réfléchir Lucas.

- Ah ! tu sais parler, rit l'homme. Je m'appelle Jan, et toi ?

- Lucas, répondit-il à voix basse, comme si son prénom était à lui seul le plus grand des fardeaux.

- Ca n'a pas l'air d'aller bien fort. La vie est compliquée parfois, pas vrai ?

- Ehhh tiens bien la corde, ajouta-t-il en riant de plus belle, tu vas la lancer aux poissons.

Lucas serra plus fort et jaugea le vieil homme. Il sentait qu'il pouvait lui faire confiance.

- Rien ne va.

- Oh oohhh. Je vois ...

Lucas se demanda ce qu'il voyait mais ne posa pas de questions.

- Et si tu m'expliquais ?

- Bonne pêche Ralph ? lança-t-il au capitaine qui avait accosté à quelques mètres et qui descendait sur le quai.

- Pas mal, pas mal. J'ai vu des dauphins au Sud, c'est rare qu'ils viennent là.

- C'est un bon signe, dit Jan.

Ralph éclata de rire :

- Tu vois des signes partout.

Jan lui fit un clin d'oeil et se retourna vers Lucas.

- Tu me disais donc ... , commença-t-il

« Rien du tout, je n'avais rien dit du tout », fut tenté de répondre Lucas, mais il avait besoin d'être écouté et il osa ouvrir son coeur.

- Je n'ai pas de copains, tout le monde se moque de moi, je déteste l'école, je ne veux plus y aller.

Il avait dit ça très vite, comme si les mots installés sur le bout de sa langue n'attendaient que son autorisation pour se précipiter à l'extérieur.

- C'est dur ça, dit Jan avec gravité.

Lucas se détendit, ces trois simples mots lui donnaient cette agréable sensation d'être écouté et compris. Son regard flotta sur l'eau, son esprit loin de là, dans la cour de l'école.

- Tiens voilà Le cas !

Des ricanements l'encerclaient alors qu'il venait de refermer la grille. Lucas savait qu'ils l'observaient et que les réflexions moqueuses allaient le suivre jusqu'à ce qu'il atteigne la porte qui menait à sa classe.

- Le cas le plus nase de l'école !

Les phrases piquantes comme des flèches acérées l'atteignaient en plein coeur.

« Pourquoi sont-ils si méchants ? »

Il aurait aimé les avoir pour amis, être apprécié, faire partie du groupe. Au début de l'année il leur avait parlé, il les avait accompagnés au restaurant. Mais il n'avait pas fallu une demi-journée pour qu'il soit rejeté et qu'ils se moquent de lui. Alors il s'était refermé, il s'était mis dans une coquille. Il marchait les épaules baissées, ne leur offrant que son dos à cribler de flèches. Et il ne rêvait que de s'évader de cette prison.

C'est vrai qu'il était différent, il ne parlait pas beaucoup, toujours dans la lune. Et puis il y avait ses grosses lunettes qui lui faisaient des yeux énormes et son long corps trop mince qui ne s'accordait pas avec ceux, sportifs et musclés de ceux à qui il aurait tellement voulu ressembler. Ce n'est pas qu'il n'était pas fier de lui, enfin pas tout à fait. Il savait qu'il était intelligent, il avait toujours de bons résultats, tous les sujets le passionnaient, sauf le sport. Les professeurs le félicitaient et adoraient discuter avec lui de sujets qui dépassaient le cadre des cours. En français, il faisait des prouesses. Son vocabulaire étendu et sa maîtrise de la langue en faisaient un rédacteur de dissertation hors pair. Il aimait apprendre, étudier, réfléchir.

- Regarde, dit Jan en tendant le doigt vers le haut.

De grands oiseaux aux plumes noires et blanches volaient en formation en V.

- Elles migrent, expliqua-t-il.

Lucas percevait l'admiration et l'émotion dans sa voix.

Pour la première fois il sourit au vieil homme. Comme lui, Jan aimait la nature et les animaux.

- Ils partent toujours en groupe, soudés, c'est leur force. Jamais l'un des leurs n'est laissé de côté. Si l'un d'entre eux est moins rapide ou plus faible, ils le mettent au milieu d'eux pour l'encourager et le soutenir.

Lucas avait blêmi, il sentait les larmes piquer ses paupières.

Jan le regardait, l'air pensif.

- Raconte-moi mon grand, dit-il avec tant de douceur dans la voix que Jan eut l'impression qu'elle le prenait dans ses bras.

Le ton lourd de tristesse, Lucas expliqua l'école, les moqueries, le manque d'amis, la solitude. Il dit à Jan qu'il ne voulait plus y aller, qu'il était mieux chez lui, que personne n'avait envie d'être sosn ami. Il ajouta tout bas, comme pour lui-même « j'en ai marre de cette vie ».

Pendant qu'il parlait, Jan avait terminé de démêler sa corde. Il restait assis sans bouger, le visage tendu vers le haut, les yeux mi-clos. Lucas aurait pu croire qu'il n'écoutait pas mais il savait que le vieil homme enregistrait ses paroles. Au loin le soleil hésitait à choisir de rester ou de partir, une moitié déjà enfouie dans l'eau et l'autre toujours dans le ciel.

- Je te félicite, dit Jan après un long silence.

Lucas haussa les sourcils.

- Me féliciter ? Mais pourquoi ?

Jan se tourna vers lui. Ses yeux gris clair plongé dans le regard du jeune garçon, il répondit :

- Parce que tu es très courageux. Tu vis des moments difficiles. Tu peux être fier de toi d'avoir enduré tout cela et d'oser en parler.

Lucas réfléchissait.

« C'est vrai que je suis fort. Presqu'un super héros », pensait-il. Puis il secoua la tête.

- Ca ne m'avance à rien d'être si courageux, je suis quand même tout seul, dit-il à Jan.

- Je comprends. Mais peut-être n'as-tu pas cherché au bon endroit.

Jan le fixait toujours.

- Comment ça ? J'ai voulu être l'ami des autres élèves de l'école.

Jan attendit que les yeux de Lucas se rivent aux siens pour demander :

- De tous les autres élèves ?

... le front de Lucas se plissait dans son effort de réflexion. Il voyait la cour, les élèves dont il avait voulu être l'ami. Puis il dépassa le groupe et remarqua quelques garçons et filles sur les bancs, seuls. Certains lisaient, d'autres regardaient ceux qui jouaient. Ils avaient l'air tristes et perdus. Comme lui. Il ne les avait jamais remarqués. Ils se fondaient dans le décor, comme les bancs sur lesquels ils étaient assis. Il se souvint tout à coup que l'un d'entre eux était passé près du groupe qui l'avait maltraité oralement. Ce jour-là il pleuvait et le garçon avait oublié son manteau. Il était trempé. Les autres s'étaient moqués de lui avec méchanceté. Il l'avait vu se recroqueviller et avancer tête baissée. Il s'était assis en classe à la dernière rangée, quasi invisible contre la grosse armoire. Lucas se souvient que le professeur lui avait dit bravo en lui tendant une interrogation corrigée. L'élève n'avait pas répondu mais il souriait timidement.

Le ponton grinçait, le soleil avait choisi son camp et avait disparu dans les flots, laissant le ciel orphelin sans lumière. Jan ne bougeait pas, il semblait attendre que Lucas ait fini de réfléchir.

- Tu comprends n'est-ce pas ?

- Je ... je crois ... dit Lucas. Il y a d'autres élèves ...

Jan se glissa plus près de lui.

- Ecoute Lucas, tu as toi aussi une tribu, une famille qui t'attend à l'école. Cette famille d'élèves qui te ressemblent, avec lesquels tu te sentiras bien, avec lesquels tu pourras partager tes passions, tes joies, des projets. Jusqu'ici tu t'es trompé de tribu, tu ne fais pas partie de ceux que tu avais choisis. Cherche ta tribu, construis-là.

- Mais ... faire des clans c'est pour se battre ...

- Eh lààà, je n'ai pas dit que les différentes tribus doivent être en guerre. Elles se doivent toutes le respect et la gentillesse, l'écoute et la tolérance. Faire partie d'une tribu, ce n'est pas se séparer des autres, c'est faire partie de ceux qui nous ressemblent pour se sentir bien, pour aimer la vie pour qu'ensuite on puisse aimer tous ceux qui ne nous ressemblent pas. Tu as vu les oiseaux tout à l'heure ?

Jan n'attendit pas la réponse de Lucas et continue.

- Ils forment une tribu. Si l'un d'eux décide de vivre avec les dauphins, que va-t-il se passer ?

- Il n'y arrivera pas ... dit Lucas.

- En effet, il ne se sentira pas chez lui. C'est pareil si un dauphin veut voler .... Ils forment deux tribus. Et ils partagent le monde sans se battre, c'est naturel. Ils peuvent devenir amis et jouer ensemble à la surface de l'eau. Mais ils savent à quelle tribu ils appartiennent, c'est là qu'ils trouvent leurs racines qui leur permettent de vivre toutes leurs expériences.

Lucas avalait les mots du vieil homme. Il sentait l'espoir monter en lui. La tristesse se faisait de plus en plus petite dans son coeur et dans sa tête. Pour un peu il aurait envie d'être déjà le lendemain pour retourner à l'école et chercher sa tribu.

Il sourit à Jan.

- Merci ...

- Pas de quoi mon grand, moi aussi j'ai mis un peu de temps pour trouver ma tribu. Allez va, retourne chez toi. Demain matin une nouvelle vie t'attend.