Je suis nul

01/06/2022

Il était une fois, une petite pensée vêtue d'une courte jupe rouge, d'un pull soyeux en tricot bleu marine et d'escarpins de vernis noirs. Un sourire aux lèvres, elle se promenait de-ci de-là tout en observant les passants. A la voir ainsi joyeuse et légère, on aurait pu la croire inoffensive. Mais détrompez-vous, sous son apparence séduisante qu'elle avait travaillée jusqu'au bout de ses ongles peints dans un délicat rose nacré se cachait une détermination inébranlable. Elle cherchait son prochain nid, sa prochaine maison. Et elle savait parfaitement bien comment s'y prendre pour être logée, nourrie et vénérée.

Sur un banc le long du chemin sombre d'un parc, elle le repéra sans difficulté. Il se tenait voûté, la tête baissée vers le sol, comme si tout le poids du monde pesait sur ses épaules. Son sandwich inachevé gisait à ses côtés, près de son téléphone qu'il regardait de temps en temps en soupirant.

Tout en passant sa main dans ses cheveux pour dompter une mèche blonde rebelle, elle s'approcha et se tint derrière lui. Il ne pouvait la voir ... c'était juste une pensée ... mais il pouvait l'entendre. Alors elle lui souffla doucement ces mots à l'oreille :

- Tu as raison, rien ne va, la vie est dure

Antoine, c'est ainsi qu'il s'appelait, soupira de plus belle et, levant les yeux, s'adressa au ciel :

- Pourquoi ai-je échoué ? J'avais pourtant bien étudié...

La pensée se rapprocha de lui et lui glissa avec conviction :

- Tu es nul!

Antoine s'affaissa et murmura :

- Je suis nul ...

Jesuinulle, son prénom à elle, était la clé. En le prononçant il avait ouvert la porte de son esprit et elle était entrée. A partir de cet instant, Antoine n'eut plus l'occasion de remettre en question sa conviction qu'il ne valait rien. Il ne pouvait plus se dire que finalement ce n'était qu'un examen, qu'il le repasserait et qu'il réussirait. Non, il ne pouvait plus. Il était nul, c'est ce qu'il croirait désormais.

Jesuinulle, satisfaite, prit possession de son nouveau territoire. D'un coup de balai, elle chassa les pensées positives et s'installa dans son nouveau domaine. Elle n'y laissa qu'une faible lumière, préférant la noirceur et l'ambiance déprimante. De temps à autre, elle chantait son prénom, comme une rengaine, et la certitude qu'avait Antoine d'être un incapable faisait petit à petit des racines dans tout son être.

Qu'il était bon pour cette pensée de se sentir la reine. Elle dirigeait Antoine, prenait possession de son attitude, de ses mots, de ses émotions. Elle lui dictait sa façon de marcher, de parler, de s'habiller. Plus de tee-shirt rouge et de soirées de rires avec ses copains, plus d'envie de suivre des cours et de pratiquer un sport. Antoine, vêtu d'un pull gris informe, restait désormais chez lui, à manger et regarder la télévision. Au plus il devenait triste, au plus Jesuinulle se sentait forte et invincible. Elle avait trouvé l'humain parfait pour vivre une vie de rêve.

Du moins c'est ce qu'elle pensa jusqu'au jour où Antoine rencontra son amie Claudia, une italienne au sang bouillonnant de joie et au sourire contagieux. Il s'était forcé à sortir de chez lui pour aller acheter de quoi manger et n'avait qu'une envie, rentrer au plus vite dans son refuge sans parler à personne. De toute façon, qui voudrait parler avec quelqu'un comme moi, s'était-il dit.

- Salut Antoine, tu vas bien ?

Claudia fronçait les sourcils en regardant son ami.

- Ca va ... , répondit-il d'une voix monocorde

- On ne dirait pas, que se passe-t-il ?

Antoine prit une longue inspiration et baissa les épaules.

- Bah, y a rien qui va ...

- Allez, raconte-moi tout, je parie que ça peut s'arranger, dit Claudia en lui prenant la main. Viens, allons boire un chocolat chaud, tu m'expliqueras tout et on trouvera une solution.

Jesuinulle, alertée par la gentillesse dans la voix de Claudia, n'appréciait pas du tout ce qui se passait. Elle intima à Antoine l'ordre de rentrer, en lui répétant d'une voix forte « Tu es nul ! Elle ne peut pas s'intéresser à toi. Elle ne peut pas t'aider. »

- Une autre fois, dit Antoine en retirant sa main.

C'était sans compter sur la bienveillance de Claudia.

- Non non, maintenant, je refuse de te laisser dans cet état, viens.

Il ne trouva pas d'excuse et se laissa entraîner vers un petit café où Claudia commanda les boissons et choisit une table à l'abri des oreilles indiscrètes.

Jesuinulle, debout sur ses escarpins, trépignait de rage. Elle devait reprendre le pouvoir, elle devait empêcher Claudia d'aider Antoine.

Guidé par les questions et la douceur de son amie, Antoine lui raconta tout, l'examen et son échec, et termina en affirmant avec dépit :

- Je suis nul.

Claudia bondit de sa chaise, prit le menton d'Antoine entre ses doigts et lui demanda avec le plus grand sérieux :

- Crois-tu réellement que tu es nul ?

Il eut envie de dégager son visage mais elle l'en empêcha.

- Regarde-moi Antoine, penses-tu vraiment être nul ?

Des larmes brûlaient ses paupières quand il répondit oui.

Claudia se rassit. Appuyée contre le dossier, l'air grave, elle réfléchit puis sourit à nouveau.

- Nous allons te sortir de là. Fais-moi confiance.

Jesuinulle sursauta, elle percevait la puissance de cette petite italienne et cela ne lui plaisait pas du tout. Elle échangea son pull et sa mini-jupe contre une armure en fer forgé et sortit un sabre de sa poche. Elle était prête à combattre, prête à gagner.

- Nous allons remonter à la source de ton problème. Et ce problème est bien plus profond que ton examen. Dis-moi, que fais-tu de ta vie depuis ce que tu prends pour un échec ?

Il n'avait pas à réfléchir beaucoup

- Rien ...

- Et comment te sens-tu ? Quelles émotions ressens-tu ?

- Je suis triste, fatigué, je n'ai envie de rien, j'ai honte de moi.

- Bien, continuons.

Claudia lui souriait avec le coeur au bord des lèvres. Il sentait sa chaleur, sa lumière, et il se détendait.

Peut-être va-t-elle m'aider à m'en sortir, pensa-t-il.

D'un coup de lame, Jesuinulle trancha l'idée qui venait de traverser l'esprit d'Antoine. Avec rage, elle hurla « tu es nul ! Tu es nul ! »

Antoine se renfrogna.

Claudia continua, confiante.

- Quelle idée as-tu qui te fait te sentir comme ça ? Qu'est-ce que tu crois ? Qu'est-ce que tu penses de toi ?

Le coeur d'Antoine battait plus vite. Jesuinulle grondait.

- Je suis nul ...

Claudia attendait la suite

- Je ne vaux rien, je rate tout, je suis nul ... nul ....

Antoine articulait avec peine, il avait tellement mal.

Claudia sautilla sur sa chaise

- Voilà, c'est ça, tu as trouvé la pensée qui est derrière tout ce que tu vis. Tu penses «je suis nul » et ça conditionne toute ta vie.

Jesuinulle, au summum de la colère, frappa les tempes d'Antoine : « c'est la vérité, c'est la vérité ! Tu ES nul ! »

Antoine ferma les yeux de douleur et se tint la tête.

- Je suis vraiment nul, tu ne pourras rien y changer, dit-il à Claudia.

- Mais si, lui répondit-elle avec, dans le regard, une certitude qui réchauffa Antoine. Ecoute-moi.

« Je suis nul » est une pensée, une idée. D'où vient-elle ? L'avais-tu déjà entendue quelque part auparavant ?

Antoine réfléchit et se rappela son enfance, l'école primaire, cet instituteur qui lui avait répété chaque jour « Antoine, tu es nul, tu ne réussiras jamais ». Il ressentit la douleur et la honte qu'il avait vécue face à ses copains de classe et sa tristesse de décevoir ses parents.

Dans l'esprit d'Antoine, Jesuinulle écoutait et cherchait une idée. Elle réveilla tous les affreux détails des souvenirs douloureux de son enfance et y mêla sa voix. « Il avait raison, tu étais nul et tu l'es toujours »

Antoine se raidit.

Claudia voyant qu'il se débattait avec ses pensées destructrices eut l'idée de lui ouvrir une porte.

- Si tu me disais tout ce que tu penses d'autre à propos de toi ? Que sais-tu faire ? Quelles sont tes qualités ? Je vais t'aider. Tu es quelqu'un de généreux, tu as un humour irrésistible et tu cuisines à la perfection. A toi, dit-elle en lui tendant la main.

Il réfléchit, ce n'était pas évident.

- Je suis doué en informatique ...

- Ouiiii ! Claudia riait. Encore !

- Je parle plusieurs langues, j'ai gagné la dernière compétition de tennis, je respecte la nature...

- Encore ! Encore !

Claudia sautait d'enthousiasme.

- J'ai mal à la tête, dit Antoine en plissant les yeux.

- Ce n'est rien, dit Claudia, c'est normal, tu es en train de changer ta vie, ça va passer.

Elle avait raison, Jesuinulle bataillait ferme. A chaque idée positive d'Antoine, elle sortait son sabre et défendait son territoire. Elle tournoyait en récitant à tue-tête « tu es nul Antoine, tu es nul, tu m'appartiens ! »

Après avoir trouvé plusieurs de ses qualités, Antoine regarda Claudia. Il voulait connaître la suite, il sentait qu'il approchait d'un moment important.

- Tu vois qui tu es Antoine, tu vois toutes tes qualités, tu vois tout ce que tu réussis ... la voix de Claudia se fit plus douce encore ... Es-tu vraiment nul ?

- Oui ! Cria Jesuinulle

- Non, dit Antoine.

- Dis-moi que tu es formidable.

Antoine hésita, c'était énorme comme revirement de situation.

- Allez, fais un effort, rit Claudia

- Je suis formidable, bredouilla Antoine.

Il l'avait dit pour lui faire plaisir mais il sentit monter en lui une onde de bien-être, chaude et rassurante.

Jesuinulle venait de recevoir le coup fatal, elle était à terre. La lumière était revenue, brillante et claire, dans l'esprit d'Antoine. Elle se couvrit les yeux et soupira.

- Pfff, c'est fichu, tu as gagné, je m'en vais, dit-elle en toisant Jesuiformidable qui se tenait face à elle.

Elle remit sa jupe et son pull, enfila ses escarpins et quitta l'esprit d'Antoine en bougonnant

- Je vais trouver une autre victime, ce sera facile, il y en a partout ...

Le regard d'Antoine était différent. Comme s'il sortait d'un mauvais rêve. Il resta quelques instants en silence, puis eut envie de s'amuser. Il se tenait droit, le regard assuré.

- Je t'invite ce soir, je te préparerai ma spécialité, et puis nous irons au cinéma, d'accord ?

Claudia, heureuse, accepta d'un geste de la tête.

- Rappelle-toi Antoine, toute ta vie dépend de tes pensées. Et tu peux les choisir comme tu veux. Elles n'existent pas sans que tu les laisses vivre en toi. Ta vérité, c'est toi qui la décides.

Ce soir-là, avant de s'endormir, Antoine se regarda dans le miroir et se dit à haute voix « je suis formidable ». Puis il jeta son vieux pull et choisit son tee-shirt rouge pour le lendemain.