Elle, sans lui

01/06/2022

La petite église du village est plongée dans un silence épais. Même les chaises se taisent, ces vieilles chaises qui craquent bruyamment quant qu'on les touche.

Au milieu de l'allée, une petite fille chargée d'un bouquet de marguerites regarde sa maman sans comprendre.
La foule aurait dû continuer à avancer dans la travée centrale, le bruit assourdi des pas aurait dû se mêler au frottement des tissus ...

Mais elle s'était arrêtée, le visage pâle et les yeux gonflés. Elle avait stoppé le long écoulement des gens sombres et tristes. Le corps voûté dans sa veste noire, elle avait fermé les yeux et lui parlait silencieusement.

- Tu m'as fait basculer entre la vie et la mort tu sais. Je t'en veux tellement ! ... Tu étais mon ami, mon seul ami ! Qu'est-ce que je fais sur terre maintenant ? Tu as tout emporté, ma joie, mon coeur, mon âme. Tout ! Comment est-il possible que je sois là debout devant ton dernier lit alors que j'ai la sensation de ne plus être en vie ?

D'une main tremblante, elle frôle le bois vernis.
- Si tu étais là, tu me répondrais, l'air sérieux : « allez, réfléchis un peu ma grande, tu sais que c'est normal, on vit, on meurt, personne n'est éternel. » Je sentirais ta main secouant mon épaule pour changer mes idées. « Tu es ma boule à neige, je vais te faire bouger jusqu'à ce que tu perdes la tête ». Tu aurais ri, et moi aussi...

Elle se perd quelques secondes dans ses souvenirs, des images joyeuses l'emportent loin de là. Le coin de ses lèvres se soulève un instant puis elle revient au présent et se courbe un peu plus sous le poids du chagrin.
«-Mourir oui, mais pas comme ça ! Pas déjà ! ... C'est trop tôt ! C'est trop vite ! On n'avait pas encore cherché un trésor dans la mer, on n'avait pas pris le bateau pour l'Angleterre .. Tu m'avais promis ... tu m'avais promis ...

Ses épaules tremblent. Elle serre si fort les mâchoires pour ne pas pleurer que tout son corps se durcit. Son esprit se perd dans le souvenir de sa voix. Elle jette un regard vide autour d'elle.
- Tu n'aurais pas aimé tout ça, ça ne te ressemble pas... Tu m'avais raconté les coutumes des indiens, les bateaux sur lesquel les morts étaient couchés ... le feu qui embrasait la coque et son chargement, au loin, sur l'océan, sous l'immensité du ciel parsemé d'étoiles...

Un long soupir s'échappe de ses lèvres blafardes.
- Et te voilà coincé dans une boîte aux clous dorés ... J'espère que tu n'en sais rien, que tu es déjà loin, que tu découvres en riant une autre galaxie...
Une pointe de jalousie lui vrille le coeur ...

- Ils auront de la chance ceux qui te croiseront...

Derrière elle quelqu'un tousse.
- Non je n'avancerai pas, pas encore, pas tout de suite ! pense-t-elle avec une pointe de colère. Je ne veux pas te quitter, je veux être avec toi, comme avant, comme on l'a toujours été. Toi et moi et le reste de l'univers ! Invincibles, nous étions invincibles ! A deux tout était possible....
Je n'ai plus envie de rien tu sais, je suis vide de toi. Et ce ne sont pas des mots ! Je sens ce trou béant qui envahit mon corps. S'il pouvait m'aspirer et que je te rejoigne ... »

On la pousse. Elle a envie de hurler.
- Ils ne comprennent rien, ils ne savent pas qui tu es, foutez-moi la paix !

A l'instant où les mots sont sur le point de sortir de sa bouche, elle sent qu'on la tire vers l'arrière. La main ferme du prêtre a agrippé son bras et l'emmène plus loin, derrière la foule. D'un regard où perce un mélange d'inquiétude et de compassion, il lui ordonne de s'asseoir.
Elle obéit.
Dix secondes.
Puis se relève.

Une marée de larmes monte de son ventre.

Elle se dirige vers la lourde porte du fond. Elle accélère à chaque pas et c'est en courant qu'elle franchit le seuil de l'église, le visage inondé.
Là elle s'arrête tout net, pétrifiée, sur le perron de l'église.
Le ciel est trop bleu, l'air bien trop pur. Elle prend ça comme une gifle.
- Comment le monde ose-t-il être aussi beau alors qu'il t'a perdu, gémit-t-elle, entre rage et détresse.
Les badauds qui attendent la fin de la cérémonie la regardent avec étonnement avant de baisser la tête par respect pour ses larmes.

Alors elle saute toutes les marches du parvis et elle reprend sa course. Les yeux remplis d'eau elle ne voit plus rien...

Elle croit entendre sa voix dans le vent qui siffle à ses oreilles.
- Ne tire donc pas la tête, on dirait que tu tiens un nuage noir en laisse au-dessus de toi.
- Tu me manques ! hurle-t-elle.
Quelques passants se retournent, moins curieux qu'effrayés par la puissance de sa voix.

Elle est déjà très loin de l'église lorsque son souffle l'oblige à ralentir. Elle a pourtant encore besoin de fuir, de dépenser tout le désespoir qui gorge son être.

Alors elle voit la mer, face à elle, droit devant. Les passants sur la digue et les lanceurs de cerfs-volants, les baigneurs qui pataugent et les marchands de glaces.
Elle se bouche la vue de ses poings.
- Je ne veux plus rien voir ! Il n'y a plus que toi ! Plus rien ne doit exister !
Elle se remet en marche, tête baissée, sourde et aveugle à tout ce qui l'entoure.

Au fond de sa poche elle sent la pierre d'ambre qu'il lui avait donnée. Elle se souvient de ce jour -là ...

- J'en ai marre, rien ne va, et en plus il pleut !
Ils avaient décidé de prendre leurs vélos et d'aller voir un film au cinéma dans la ville d'à côté. Mais rien ne s'était déroulé comme ils l'avaient prévu. Le pneu de son vélo à elle avait crevé, ils avaient été arrêtés par un troupeau de vaches qui traversait au ralenti la piste cyclable, l'heure du film était passée et le soleil avait fait place à de gros nuages noirs qui n'avaient pas attendu longtemps avant de déverser leur réserve sur leurs têtes.
Alors elle avait râlé, grogné, ragé. C'était la pire journée de sa vie.
Il l'avait laissé dire pendant quelques instants puis il avait arrêté de pousser son vélo et l'avait regardée s'éloigner.
Lorsqu'elle avait réalisé qu'il ne la suivait plus , elle s'était retournée et avait vu son sourire et son regard moqueur.
- C'est la fin du monde, ma grande ? avait-il crié pour qu'elle entende.
Elle avait soupiré et fait demi-tour pour le rejoindre.
Elle allait lui répondre lorsqu'il avait posé un doigt sur ses lèvres.
- Chutt, écoute ...
- Ecouter quoi ?
- Chutt ...
Elle s'était forcée à se taire et était restée sans bouger, les bras ballants, son vélo posé à ses pieds. Après quelques minutes elle avait enfin entendu le chant des grenouilles. Elles semblaient faire la fête. Puis elle avait remarqué un bruit sourd, plus discret, celui de l'eau qui doucement coulait le long des feuilles et tombait dans un rythme désordonné sur une famille de grands champignons blancs. Elle commençait à se détendre, elle respirait moins vite.
Il lui avait dit : « sens ! » et sans plus rouspéter elle avait humé l'odeur enivrante de l'herbe mouillée et les parfums mélangés des fleurs de la forêt. D'elle-même, sans attendre qu'il lui ordonne, elle avait fermé les yeux et senti le vent sur son visage, sa fraîcheur et ses changements brusques de direction.
Il avait alors murmuré : « on est là, tous les deux » .
Et comme il lisait dans l'œil surpris qu'elle avait à demi rouvert qu'elle ne comprenait pas, il avait ajouté : « on est bien, non ? » avec un grand sourire.
Il avait sorti sa main de sa poche et l'avait ouverte devant elle. Une pierre orangée s'y trouvait.
- Prends la, ma grande, pour te rappeler aujourd'hui, pour que toujours tu voies la vie du bon côté
Puis il avait posé ses lèvres sur sa joue et avait éclaté de rire.

Elle serre l'ambre si fort que ses doigts blanchissent. Elle marche comme une automate sur le sable frais de ce jour de printemps.

- Tu fais quoi ?
...
- Dis, tu fais quoi ?
Elle s'était allongée sur la plage, recroquevillée comme un enfant dans le ventre de sa mère.
Les larmes ne coulent plus sur ses joues mais elles tombent toujours en cascade dans son coeur.
Elle grelotte de douleur et de froid. Les passants dévient de leur trajectoire pour l'éviter. Ils détournent les yeux. Les rares qui posent un regard furtif sur elle hochent la tête et soupirent. Ils doivent penser qu'elle est ivre. Ou droguée.

Ivre elle l'est... De tristesse, de lui, d'eux deux, de plus jamais, de la mort qui l'a emporté.

- Tu fais quoi ?
Elle ouvre les yeux. Une petite main est posée sur son bras. Elle suit le contour de la peau tendre jusqu'à deux dents écartées, un nez couvert de taches de rousseur et des lunettes de soleil à monture rouge.
- Laisse-moi, je dors !
- Tu viens creuser avec moi, dis, tu viens ?

Alors qu'elle allait se fâcher pour qu'il s'en aille jouer plus loin, elle sursaute
- Que vas-tu faire ? N'y pense même pas ! Je t'ai déjà dit 100 fois de laisser la vie te guider, dis oui !!!
Son coeur bat plus fort.
- Où es-tu ? Parle-moi encore ... , supplie-t-elle sans un mot.
Elle se redresse et pose son visage entre ses mains.

- C'est à toi ça ?
Le petit garçon lui tend la pierre qu'elle avait lâchée.
- C'est le caillou de ton amoureux ! - dit-il avant d'éclater d'un rire qui ressemble à une pluie d'étincelles.
Elle le dévisage. Il y a quelque chose d'étrange dans ce petit garçon, quelque chose de vieux, de sage ... elle ne sait trop comment le qualifier.

- Toi tu prends la pelle !
Il a glissé sa main dans la sienne et la tire comme il peut pour qu'elle se redresse.
Elle met l'ambre dans la poche de son jean, retire veste et chaussures et se lève.
Ses premiers pas sont compliqués, elle titube, sans force. Elle se dit qu'elle devrait manger puis rejette cette idée. « Je n'ai pas faim ! »

« Mange ma grande, prends des forces, demain on fait le tour du monde ! »
Combien de fois ne lui avait-il pas dit cette phrase ? C'était devenu un rituel ; avant chaque départ, il la lui répétait. Qu'ils aillent faire des courses au marché ou ramasser des fraises dans les sous-bois, avec lui tout devenait une aventure. Elle secoue la tête pour que le souvenir s'envole.
« Cette fois j'insiste, tu dois manger, j'ai besoin de toi moi ». Elle l'entend à nouveau et ça la réchauffe.
« Suis-je en train de rêver ? Est-ce que je perds la tête ? »
Sa voix est si claire qu'elle a l'impression qu'il est à côté d'elle.

- Tu veux un biscuit ?
Le petit garçon lui présente un paquet de cookies aux pépites de chocolat. Elle se fige de surprise. C'est ceux qu'il préférait, ceux qu'on ne trouve que dans une pâtisserie à l'autre bout de la ville.
Mais que se passe-t-il ? Suis-je dans un rêve ?
Elle prend un cookie, croque et regarde autour d'elle. Elle commence à se sentir faire partie du monde et ça ne lui plaît pas. Elle ne veut pas. Sa vie sera vide de tout désormais, elle l'a décidé.

- Tu creuses là.
Le petit garçon a posé une pelle contre sa jambe et de ses petites mains fait le contour d'un futur château fort. Du moins c'est ce qu'elle a cru au départ. Parce que le contour prend peu à peu une forme qui n'a rien à voir avec la maison des chevaliers et des princesses.
- Qu'est-ce que c'est ? lui demande-t-elle, la voix encore rauque d'avoir pleuré.
- Un coeur avec un trou dedans.

Elle se rassied et le regarde sauter dans le tas de sable qui représente son coeur alors que les vagues s'en empare. Elle sent son propre coeur aussi fragile que le sable, noyé par une tristesse plus profonde que l'océan.

- Regarde !
Le petit garçon a sorti de son seau de quoi faire des bulles de savon.

Des bulles ...
Trop fatiguée pour analyser cette nouvelle coïncidence, elle baisse les paupières, replonge dans le passé et lui parle ...

Tu te souviens ? Un samedi soir nous avons rejoint une bande de jeunes qui avaient nettoyé la plage et qui faisaient la fête autour d'un feu. ... Guitares, marshmallows, bières, ... Il y avait une ambiance de vacances. C'était génial !
Il n ' avait pas fallu cinq minutes pour que tout le monde te parle et rie avec toi.
Tu te rappelles, je t'ai demandé "tu les connais?". Tu as dit non.
Moi j ' étais seule, personne ne m ' avait adressé la parole.
Comme je sentais ton regard sur moi, j ' avais demandé un marshmallow à mon voisin. Il me l ' avait tendu avec un léger sourire puis il s ' était retourné de l' autre côté.
Je m ' étais refermée, gênée. J ' avais envie de partir, J ' étais invisible.
Alors tu m'as rejointe et tu m ' as dit « viens on va près de la mer. »
Je t'ai suivi sans un mot.
Et là tu m ' as regardé et tu m ' as dit : « Il n ' y a rien de bizarre avec toi, tu n ' as rien de plus ou de moins que tous ceux qui sont là, rien de plus ou de moins que moi. »
J'avais shooté dans le sable. Je ne te croyais pas.
« Regarde », avais-tu dit en t'accroupissant. Tu avais dessiné un point.
« Ça c ' est toi, c ' est moi, c ' est chaque personne sur terre. »
Tu avais entouré le point d ' un cercle.
« Nous sommes tous dans une bulle. Mais la bulle est différente pour chacun. A l'intérieur il y a nos pensées, nos idées, nos convictions, nos peurs, nos souvenirs, nos rêves, nos projets, nos habitudes, nos amours, nos chagrins, nos histoires. Nous ne voyons pas ça quand nous croisons quelqu'un mais il y a toutes nos vies qui gravitent autour de nous, comme une galaxie dont nous serions la planète. »
Tu m'avais regardée pour voir si je comprenais et tu avais continué.
« Le contour de nos bulles est plus ou moins épais, plus ou moins dur en fonction de ce que nous avons vécu et de qui nous sommes. Souviens-toi de la fois où nous avons été à l ' aéroport choisir notre prochain voyage. Nous avons observé les passagers. Certains étaient ouverts sur l'extérieur, ils entraient en contact, ils étaient attentifs aux autres. D ' autres étaient dans leurs histoires, concentrés sur leur voyage, leurs bagages, leurs horaires. Leurs bulles était tout ce qui comptait, ils ne voyaient pas le reste du monde.
Je t'avais dit « Je comprends, d ' accord je suis dans ma bulle, mais je voudrais, comme toi, faire partie du groupe, je ne suis pas fermée sur moi. »
« C ' est vrai, mais tu es loin de la surface de ta bulle. Tu es cachée derrière tes peurs, tes questions : suis-je assez bien, assez jolie, et si je dis une bêtise, et s'ils me trouvent inintéressante... ?
Tu es enfoncée dans ta bulle, comme dans un brouillard, tu es là mais on ne te voit pas. Regarde-moi, je suis à la surface de ma bulle, à découvert, sans question, sans peur. Il suffit d 'un regard et on m'aperçoit. Pourtant ma bulle est aussi remplie que la tienne. »
Tu m'avais pris doucement la main et tu m'avais dit à l'oreille : « Essaie de venir près du bord de ta bulle, fais ça pour moi»

Une bulle de savon éclate sur sa joue. Le petit garçon applaudit, heureux.
Puis il pose son jouet et s'assied tout à côté d'elle.
Face à la mer elle sent la paix s'installer. Le vent est plus doux. Elle ne lutte plus. Ses souvenirs l'ont remplie de quelque chose qui ressemble à une envie de vivre. Pour lui.

- Ton coeur, il n'a plus de trou, hein ?
Derrière ses lunettes noires elle devine le regard interrogatif du petit garçon.
Elle lui sourit et ressent une bouffée de tendresse.

- Non, il n'a plus de trou.

- Papa !
Debout et prêt à s'élancer vers un homme qui lui tend la main, l'enfant lui lance un joyeux « au revoir ».
Elle répond d'un geste et murmure tout bas « merci ».

Elle prend alors pleinement conscience des passants, de l'odeur d'iode, des cris des mouettes, du vent chargé du parfum des gaufres. Tout son être semble se réveiller. Elle ne résiste plus.
Elle s'attarde sur une famille qui range jouets et maillots, un couple avec un petit chien qui leur rapporte une balle tombée non loin d'eux, la fille de la famille couvant des yeux un garçon bronzé concentré sur ce qu'il écoute, casque vissé sur les oreilles ... Ils tissent tous une grande toile invisible, pense-t-elle.

Elle entend à nouveau sa voix, sérieuse cette fois.

« Tous les gens se croisent, chacun avec son histoire. Le point de rencontre est un endroit et un moment précis, comme un point sur un diagramme, à la jonction de l'axe des abscisses et de celui des ordonnées. Et il se peut qu'à ce point précis la vie soit changée ... Ou que rien ne se passe ... »

Elle se lève pour regarder son petit compagnon une dernière fois. Il n'est pas très loin. Comme s'il avait senti le poids de son regard, il se retourne et il enlève ses lunettes.
Jamais elle n'oubliera cet instant ... dans le soleil couchant, elle voit ses yeux à lui dans le regard du petit enfant et elle sait à ce moment-là qu'il sera toujours auprès d'elle...