Aly
- Viens avec moi.
- Où ?
J'attrape la boîte de mouchoirs et je dévale les escaliers derrière Léonie.
- Où vas-tu ?
Elle ne répond pas. Elle sort de la maison et prend l'allée qui mène à la route principale. Elle est déjà sur le trottoir quand je la rejoins.
- Mais où vas-tu ? Dis-moi ...
Je trottine à côté d'elle en la suppliant de m'expliquer mais elle reste muette. Qu'est -ce qui lui prend ?
- Léonie ...
Je la tire par le bras et elle s'arrête enfin.
- Ah tu ne pleures plus, c'est déjà ça ! dit-elle d'un air sévère. Je t'emmène dans un endroit où il faut absolument que tu ailles.
Elle semble sur le point d'ajouter quelque chose, puis se ravise et recommence à marcher, vite, en direction d'une petite ruelle que je ne connais pas.
Je n'essaie plus de lui parler et je la suis tant bien que mal. J'ai l'impression de n'avoir aucune force, de les avoir toutes perdues ce matin quand Maria et Oscar m'ont parlé. J'ai besoin de m'arrêter un instant.
- Aly, qu'est-ce que tu fais, pourquoi es-tu appuyée contre ce mur ? Ah non tu ne vas pas recommencer à pleurer, pas question, allez viens, on est presqu'arrivées
Je sens la main de Léonie empoigner la mienne et me tirer.
Le trottoir est encombré par les décorations d'Halloween que les magasins commencent à installer. Je trébuche sur une citrouille et je sens la poigne de Léonie se durcir. Sans elle, je serais tombée, mais elle ne ralentit pas pour autant.
- Bonjour les filles !
- Bonjour Marco ! répond Léonie en souriant.
Le propriétaire de la pizzeria, une caisse de coloquintes dans les bras, nous regarde d'un air surpris. D'habitude nous nous arrêtons pour croquer dans ses délicieux morceaux de pâte à pizza parsemés d'herbes. C'est la première fois que nous n'entrons pas dans son restaurant. Je lui fais un geste de la main qui signifie que je n'y comprends rien mais je ne suis pas certaine qu'il capte mon langage non verbal, vu le froncement de sourcils qui plisse son front.
- Léonie, arrête-toi.
- Nous y sommes presque, me dit-elle avec un peu plus de douceur qu'auparavant.
La ruelle dans laquelle nous nous sommes engagées est sombre, les murs des maisons sont encore blancs du gel de la nuit. Je frissonne. Où sommes-nous ? Je n'étais jamais venue ici et je n'aime pas cet endroit. J'ai envie de retourner dans l'artère principale, baignée de la douce chaleur de l'automne et des bavardages des passants. Tiens, c'est vrai ça, il n'y a personne ici, même pas un chat ou un oiseau, cette ruelle est mortellement inhabitée. C'est comme dans un film d'horreur, me dis-je, pas rassurée. Comme pour confirmer les divagations de mon imagination, un volet claque tout en haut d'une habitation de briques brun foncé. Je lève les yeux mais je ne vois que des fenêtres closes.
- Léonie, je ne me sens pas à l'aise ici.
- Ne t'inquiète pas, tout va bien. Nous y sommes, dit-elle en s'arrêtant net.
- Hé tu aurais pu prévenir, criai-je en fonçant dans son dos.
Elle me lâche et pose sa main sur une poignée en métal terni.
Avant de pousser une lourde porte en bois, Léonie me regarde, semble réfléchir puis hoche la tête comme si elle répondait à une question muette.
- Viens.
Nous entrons et je cligne des yeux. Nous sommes dans une petite pièce à peine éclairée par d'anciens lampadaires en fer forgé. L'unique fenêtre est cachée derrière une lourde tenture grise. Une fois la porte fermée, je vois nos ombres danser sur les murs de briques foncées.
Leurs ampoules n'ont pas la bonne puissance, me dis-je. Qu'est-ce que c'est que cet endroit ?
Quatre tables carrées recouvertes d'une horrible nappe vert foncé sont entourées de chaises en plastique noir. C'est affreux. Je ne me sens pas bien du tout.
- Léonie, on sort ... Je parle tout bas comme si des êtres maléfiques rôdaient dans cet horrible espace.
- Non, on reste, il le faut, dit-elle avec fermeté.
- Mais ... qu'est-ce qu'on fait ici ?
- Bonjour Mesdemoiselles !
Je me tourne pour voir qui a parlé. La femme qui s'avance vers nous est en complet décalage avec l'endroit. Petite, le visage rond et souriant, elle est vêtue d'une jolie robe fleurie dans les tons rouges et jaunes et un foulard bleu pâle retient ses longs cheveux châtains. Elle doit avoir la cinquantaine, comme ma mère. De petites rides sous ses yeux et autour de sa bouche prouvent qu'elle sourit souvent et cela me rassure. Je me détends un peu.
- Asseyez-vous, dit-elle, je m'appelle Johanne, je vous apporte le menu du jour.
Nous choisissons la table la plus proche de la sortie parce qu'il y a un petit vase avec une rose -un peu de beauté dans ce lieu si laid - et nous nous installons face à face.
- C'est bizarre, je ne sens rien du tout, dis-je en humant l'air. Comment est-ce possible, dans un restaurant ?
Je murmure pour éviter que Johanne ne m'entende.
- C'est normal, me répond Léonie.
- Tu es déjà venue ici ?
- Non, mais on m'en a parlé.
Elle est décidément peu bavarde. Vivement qu'on retourne à la maison.
En me rappelant notre conversation dans ma chambre, ma tristesse se réveille et l'image de Maria et Oscar s'impose à nouveau ...
- Aly, s'il te plait, fais un effort, retiens tes larmes.
Je renifle et me concentre sur la rose.
- Voilà Mesdemoiselles, un verre de jus de carottes et votre plat. Bon appétit.
Un jus de carottes ? Mais on est dans quel monde, là ?
- Puis-je avoir de l'eau ?
Johanne ne me répond pas et se dirige rapidement vers une petite porte qu'elle referme doucement après avoir quitté la pièce.
Une grosse cloche en aluminium recouvre chacune de nos assiettes, aucun parfum ne s'en échappe. Je pose la main sur la petite poignée qui surplombe la mienne.
- Attends. Je veux te dire quelque chose avant. Je ne sais pas ce qu'il y a sur l'assiette, dit Léonie.
- Hein ?
- Ne fais pas ce regard-là, c'est génial une surprise ! Enfin ... oh et puis regarde, voilà le plat le meilleur pour toi.
Je commence à avoir faim à force de parler de repas et je soulève la cloche.
Que ... mais ... je fronce tellement les sourcils que j'en ai mal au front. Dans l'assiette flottent des choses qui peuvent être des légumes, de vieilles pommes de terre avec leur pelure et quelques germes et un morceau de viande brûlé.
A présent je sens l'odeur de ce plat et je me bouche le nez avec les doigts.
- C'est dégoutant !
Léonie me regarde et un léger sourire se dessine sur son visage.
- Comment oses-tu rire ? Il n'y a rien d'amusant. C'est monstrueux, je ne mangerai jamais ça !
- Oh si, tu vas manger et en plus tu mangeras en silence, sans rouspéter.
- Jamais !
- Si Aly, bouchée après bouchée tu vas accepter cette nourriture et la faire entrer en toi.
- Mais tu es folle ! Je refuse cette nourriture, ce n'est pas bon, ni pour moi ni pour toi. Je refuse, je m'en vais !
Léonie me retient d'une main alors que je me lève.
- Rassieds toi Aly, dit-elle d'une voix douce, je vais t'expliquer.
A ce moment-là, Johanne, qui est revenue sans que je ne l'entende, reprend nos assiettes et dépose une carafe d'eau.
- Merci Johanne, sourit Léonie.
J'ai l'impression d'être dans une autre dimension.
- Explique-moi, dis-je à mon amie d'un ton sec.
Je me sens en colère, comment a-t-elle pu me faire ça, justement aujourd'hui ?
C'est vraiment la pire journée de ma vie !
Elle nous sert un verre d'eau, boit le sien et prend une grande inspiration.
- Allons-y.
Je me demande ce qu'elle compte dire qui semble si important. J'espère qu'elle va m'expliquer la raison pour laquelle nous sommes ici, dans ce restaurant. Enfin ... On ne peut pas appeler ça un restaurant ... Je comprends qu'il n'y ait pas de client.
- Ce matin, ... commence Léonie ...
- Oh non, on ne pas reparler de ça ...
- Chutt, écoute-moi.
Elle a posé sa main sur la mienne, je sens sa chaleur et je hoche la tête. Elle est ma meilleure amie, tout ce qu'elle fait c'est pour mon bien, je lui fais confiance. J'inspire et hoche la tête.
- Ce matin, Maria et Oscar t'ont dit des choses très méchantes.
Je me raidis, j'entends leurs voix et leurs rires.
« - Tiens voilà la petite Aly, la toute petite.
- Oui mais pas que petite.
- Haha non, son nez est trop grand pour sa taille. Et ses pieds aussi. »
Ils riaient en se tapant dans les mains comme s'ils gagnaient des points. Je ne pouvais rien dire, j'avais mal.
« Et puis elle ne sait pas parler, elle est bête, elle a le cerveau d'un âne ».
Je retenais mes larmes. Plus je me raidissais, plus ils me montraient du doigt et éclataient de rire. Quand ils en ont eu assez ils m'ont laissée. La cours du Lycée s'était vidée, tous les élèves étaient repartis chez eux. Alors j'ai pu laisser couler mes larmes. J'étais blessée, mon coeur était lacéré de leurs mots, de leurs critiques, de leurs moqueries et de leurs rires.
- Aly ... regarde-moi. Et mouche-toi bon sang, ajoute Léonie avec un sourire réconfortant.
Je grimace et me mouche bruyamment.
- Ok, je t'écoute.
- Ils t'ont blessée et tu n'as pas bougé.
- Mais ...
Je me redresse, vexée.
- Comment ça, je n'ai pas bougé ?
- Tu es restée là ... Et tu n'as rien dit non plus.
Je repousse d'un geste brusque sa main qui couvrait toujours la mienne. Je sens la colère monter.
- Qu'est-ce que tu voulais que je fasse ? Bien sûr que je n'ai pas bougé et que je n'ai rien dit, ils me tuaient à coups de mots !
Je parle fort et je m'en moque, elle exagère !
Les larmes roulent de nouveau sur mes joues, mais de rage maintenant.
- Je comprends, dit doucement Léonie. Tu as fait ce que tu as pu. Ils étaient très durs. Tu as dû beaucoup souffrir.
J'inspire, je me sens comprise, ça va un peu mieux.
- Dis mois, qu'as-tu fait quand tu as reçu ton plat tout à l'heure ?
- Quel rapport ?
- Réponds-moi Aly, qu'as-tu fait ?
- J'ai refusé bien sûr, c'était dégoutant, je ne peux pas accepter ce qui n'est pas bon pour moi.
Qu'est-ce que tu as aujourd'hui, tu poses vraiment de bêtes questions.
- Tu ne peux accepter ce qui est mauvais pour toi, vraiment ?
- Non mais arrête, tu joues à quoi, tu as vu que j'avais refusé, que je n'ai rien mangé, c'est normal non ?
- Oui c'est normal. Par contre tu n'as pas refusé les méchancetés de Maria et Oscar.
- Refusé comment, ce n'est pas un plat et un verre de jus de carottes !
Je m'énerve de nouveau, c'est quoi cette comparaison ?
- C'est pareil Aly, ils t'ont servi leur méchanceté et tu as écouté, absorbé, laissé les mots te blesser, te faire pleurer, te faire du mal. Je sais que c'était dur, que tu t'es sentie profondément blessée.
Je sais ce que tu as ressenti.
- Comment peux-tu savoir ?
Je me sens tellement fatiguée tout à coup ...
- Il y a longtemps, quand je suis arrivée à l'école, tu te rappelles que je venais d'un petit village ?
Elle n'attend pas ma réponse et continue.
- J'étais habillée différemment de vous ; à la campagne, on était plus cool. Deux filles de la classe m'ont appelée entre deux cours. Je pensais qu'elles allaient être mes amies. Mais, au contraire, elle se sont moquées de moi, de mes vêtements, de mon accent, de tout ce qu'elles trouvaient comme différences entre elles et moi.
- C'est horrible...
- Oui, elles disaient des choses qui auraient pu me blesser. Mais s'il y a bien une chose que j'ai appris lorsque Thibaut, le dur du village m'embêtait, c'est à ne pas me laisser faire. Après deux minutes j'ai réagi, je leur ai dit qu'elles pensaient ce qu'elles voulaient, que ça ne me regardait pas et que je ne voulais pas entendre ça. Je leur ai souhaité un bon après-midi et je les ai plantées là.
Je la regarde, la bouche ouverte.
- Quel courage elle a eu !
Comme si elle lisait dans mes pensées elle me dit :
- Ca n'a rien à voir avec du courage, j'ai juste dit ce que je pensais, j'ai dit que leurs mots ne me convenaient pas et j'ai refusé de les écouter. Elles ont encore essayé le lendemain, puis le surlendemain, mais comme j'ai toujours refusé d'entrer dans le rôle de victime qu'elles voulaient me donner, elles m'ont laissée tranquille.
Je réfléchis. Et si elle avait raison ...
- Tu sais Aly, ce que les gens te disent, tu peux l'accepter ou le refuser. Comme un plat au restaurant, comme tout en fait. Imagine que quelqu'un veuille te faire un cadeau et que tu voies une boîte toute sale et qui sent très mauvais. Tu ne vas pas la prendre n'est-ce pas ?
- Non...
- Et bien le moment est venu d'apprendre de réagir de la même façon pour tout ce qui te déplaît ou te fait du mal. Quand Maria, Oscar ou quelqu'un d'autre te dira des méchancetés ou rira de toi, refuse. Je ne dis pas de répliquer, pas du tout, il ne s'agit pas de te battre ni de te défendre. Je te dis juste de refuser et de partir. Simplement. Tu as le droit de dire « non merci je ne veux pas de ça, je ne veux pas écouter des choses à mon sujet qui ne sont pas gentilles, je ne veux pas écouter les moqueries, je ne veux pas être blessée. Je refuse et je m'en vais. »
J'ai l'impression que le restaurant est plus clair tout à coup, que la lumière y est entrée. Il fait plus chaud aussi. Pourtant la fenêtre est toujours obscurcie par la tenture et les ampoules toujours aussi faibles. Mais je ressens quelque chose comme la chaleur du soleil, comme si on avait poussé les nuages dans ma tête et dans mon coeur.
- La prochaine fois, pense à ton repas, dit Léonie en riant.
Je ris avec elle.
- Oui, je ferai ça. Oh merci Léonie, je me sens mieux.
- On sort ? demande-t-elle. J'en ai marre de cet endroit déprimant.
Elle prend un crayon dans sa poche et écrit quelque chose sur la serviette que Johanne avait posée sous la carafe. Je lis « Merci ».
Nous sortons et nous rejoignons la ville, la lumière, l'air frais, les passants. Je respire à plein poumons, je me sens renouvelée, plus forte. Pour un peu je chanterais.
Après quelques mètres de marche, je me retourne pour regarder une dernière fois le lieu bizarre d'où nous venons.
- Léonie ! Le restaurant !
Je ne vois plus la porte de bois, il n'y a qu'un échafaudage devant un mur de pierres. Pas de fenêtre non plus, rien qui laisse penser qu'il existe un endroit habitable.
- Chutt.
Léonie pose un doigt sur sa bouche, glisse sa main sous mon bras et sourit.
Puis elle ajoute joyeusement :
- On va faire des courses ? J'ai vu une jupe trop belle, il faut que je l'essaie, tu me donneras ton avis !