La petite pièce

07/09/2017

La vie est faite de moments aussi variés que les petites billes sucrées aux multiples couleurs que l'on éparpille sur les glaces ou sur les gâteaux.
Mes histoires n'échappent pas à cette règle. En voici une de teinte plus sombre, plus profonde ...

La pièce était petite, anonyme, glaciale. Elle fixait sans le voir le mur recouvert d'un ancien papier peint fleuri aux teintes fades. Le lit sur lequel elle était recroquevillée faisait face à la fenêtre. Mais elle ne voyait pas le ciel, ni les arbres, toute enfermée qu'elle était dans sa solitude qui lui faisait plus mal que son ventre meurtri.
Personne ne savait qu'elle se trouvait là, personne qui la connaissait. Seuls une infirmière, un médecin et une secrétaire l'avaient accompagnée ce matin-là dans le déchirement de son corps.
Elle ne se souvenait pas de leurs noms, à peine de leurs visages. Elle entendait par contre encore leurs voix. Si dures, si froides.
« Quel est votre nom ... Pourquoi prenez-vous cette décision ... Etes-vous certaine ... Voici les conséquences de votre acte ... »
Elle n'avait ressenti aucune chaleur, aucune humanité. Elle avait gardé la tête haute et la voix claire, mais à l'intérieur d'elle elle pleurait, elle était plus perdue qu'elle ne l'avait jamais été.

Les grands yeux noirs de sa fille la fixent.
« Maman, tu m'écoutes ? »
Elle se secoue et sourit.
« Oui, ma chérie »
«Je veux un petit frère »
« On va en parler à papa quand il rentrera », répond elle tendrement.
« Yes ! »
Lucile a 6 ans mais s'y connaît déjà en anglais. En esquissant un pas de danse, la petite fille se retourne et se dirige en chantant vers le tas de sable dans lequel elle construit un château.

Une abeille lui frôle l'épaule, elle ne la chasse pas, elle est déjà repartie dans ses souvenirs.

« Allongez-vous, mettez les pieds dans les étriers. »
Aucun mot autre que des ordres mécaniques n'était sorti de la bouche du médecin. Elle se rappelait la pièce grise, la table dure, et surtout l'impression d'être en dehors du monde, de la vie.
Ca n'avait pas duré longtemps, elle n'avait presque rien senti, à peine un pincement au creux de son ventre.
Elle avait eu l'horrible sensation d'être l'être le plus répugnant du monde, indigne d'être regardée. Elle avait pensé qu'elle ne devrait plus exister.
Combien de temps cela avait duré... elle n'en sait rien. Elle avait perdu toute notion de l'heure, engloutie dans la peur et la noirceur.
« Vous devez vous reposer avant de partir. C'est obligatoire. Suivez-moi »
L'infirmière aux traits durs et figés l'avait conduite dans la petite pièce. Et on l'avait laissée là. Seule. Tellement seule. Effroyablement seule. Avec le dégoût d'elle-même et l'angoisse de la vie.

« Je peux avoir un biscuit ? »
« Que dis-tu ma puce ?»
Elle revient au présent et se frotte les yeux.
« Un biscuit, maman, j'ai faim ! »
Lucile lui tire la main. Elle l'attrape et l'attire sur ses genoux pour lui faire un câlin.
« Arrête, tu serres trop fort » rit Lucile entre ses bras.
« Je t'aime ma Chérie » dit-elle avec sérieux.
« Tu vas pleurer Maman ? »
Lucile la regarde avec les sourcils froncés. Elle sait. Elle sent .
« Non ma chérie, tout va bien » Elle fait un clin d'oeil à sa fille, la pose à côté de son fauteuil et lui indique la maison.
« Va chercher tes biscuits, et prends ta gourde de grenadine aussi »
Lucile n'attend pas la fin de la phrase pour s'élancer sur la pelouse.
Elle ressent une immense fierté. Sa fille est un rayon de soleil, une merveille d'énergie et de joie.
Une ombre obscurcit son regard. Le passé la tire à nouveau dans son labyrinthe...

Elle se rappelle l'adolescente qu'elle était, timide et peu sûre d'elle. Son besoin d'amour et sa crainte de déplaire qui l'avaient fait jeter par dessus bord les règles de sécurité. Sa détresse quand elle s'était rendue compte qu'un moment d'égarement avait une conséquence gigantesque. Et son incapacité à sortir de la bulle dans laquelle elle se protégeait depuis tellement d'années, pour parler à quelqu'un de ce qu'elle vivait.
Elle avait occulté tellement fort ces moments là qu'elle avait l'impression qu'ils appartenaient à une autre. Elle ferma les yeux et senti tout son corps se contracter sous l'afflux des émotions qui se libéraient.

La porte de la petite pièce s'était refermée et le bâtiment était devenu silencieux. Aucun bruit n'arrivait jusqu'à elle. Pourtant elle avait entendu des voix lorsqu'elle marchait dans les couloirs.
Les murs étaient nus. Il n'y avait rien non plus sur la petite table à côté du lit. Rien pour la réconforter, rien pour la rassurer.
Elle ne sait pas combien de temps elle est restée là, couchée, tendue, à l'affût d'un bruit ou d'une voix. Elle n'avait pas regardé sa montre. Elle n'osait pas bouger. Son corps pouvait réagir à l'intervention et elle ne savait pas comment. Il était devenu étranger. Il était devenu danger.

Elle avait décidé de se lever.
Elle avait pris son sac et s'était dirigée vers la porte.
Elle se revoit tourner doucement la clenche, craignant trouver une gardienne à l'extérieur, qui l'aurait sermonnée. Ou une secrétaire robot qui l'aurait à nouveau regardée comme si elle ne méritait pas d'être écoutée, comprise, aidée. Comme si elle était coupable.
Elle se sentait coupable, douloureusement coupable.
La porte s'était ouverte, le couloir était vide. Elle s'était avancée. Avait descendu les escaliers, trouvé la porte. Sans croiser quiconque, sans entendre de voix. Comme dans un film d'horreur. Le bâtiment n'avait plus aucune trace de vie.
A peine sortie, elle avait pris le chemin de son petit appartement. D'un pas rapide. Des voitures la dépassaient. Le soleil brillait. Elle ne sentait rien. Elle était comme morte.

Le vent souffle plus fort et la branche du cerisier se mêle à ses cheveux. Elle inspire. Lentement. Cela fait déjà tellement longtemps, se dit elle à nouveau .... Depuis elle avait terminé ses études, s'était mariée, avait eu son trésor, sa petite fille. Et jamais son secret n'était sorti de là où elle l'avait enfermé. Elle avait failli en parler, à de rares occasions, à une amie, à son mari. Mais elle n'avait pas trouvé les mots. Ni le courage. Elle avait lu des récits d'histoires vécues, la plupart disaient qu'on ne sort pas intact d'une telle expérience. Que l'on vit avec le traumatisme présent chaque jour de la vie et qu'il faut apprendre à se pardonner. Elle n'avait pas ressenti ça. Tout avait été scellé dans un coffre et relégué loin de sa conscience. Après plus de 20 ans elle avait enfin le courage d'ouvrir la porte du secret. Et avec les souvenirs revenaient la culpabilité, la honte et le dégoût. Et cet insoutenable sentiment de mort.

Un soupir jaillit de ses lèvres entrouverte. Il l'éclabousse de questions et de « et si » qui n'ont pas de réponses ...
Que se serait-il passé si la secrétaire avait posé son questionnaire et lui avait pris la main... si quelqu'un là bas l'avait serrée fort dans ses bras pour qu'elle laisse échapper tout ce qu'elle ressentait, pour qu'elle se sente aidée, pour qu'elle se sente guidée ?
Aurait-elle pris une autre décision si quelqu'un l'avait comprise ?
Sa vie aurait-elle été différente si l'infirmière était restée à son chevet, après ...

Une main posée sur son ventre, une idée germe dans son esprit. Une volonté venue de ses entrailles et de son coeur. L'évidence.
« Oui, maintenant je suis forte, maintenant je peux faire quelque chose pour qu'aucune jeune fille ne vive ce que j'ai vécu . »
Elle se lève, prend le livre tombé à côté du fauteuil et appelle sa fille.
« Viens Lucile, on va préparer le souper, Papa va rentrer »
Ce soir-là, une fois sa petite fille bordée sous sa couette aux couleurs de l'arc-en-ciel et son mari allongé devant un film , elle prit un bloc de feuilles et un stylo et commença à écrire.
« Si l'avortement ne peut être évité, faisons en un acte humain. .. »